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Cet empire ainsi renaissant se flattait d’avoir pour lui le peuple, les paysans, les masses : il les avait peut-être jusqu’à un certain point. Il rencontrait presque fatalement, dès le premier jour, une opposition difficile à saisir, répandue un peu partout. Il avait contre lui la France libérale, lettrée, indépendante, qui échappait à son joug et qui, à défaut d’une action devenue impossible, se réfugiait dans la résistance morale ou dans la fronde. A tous ceux qui avaient été dans la vie publique et qui refusaient de se soumettre, l’empire créait particulièrement une situation aussi pénible que difficile. Les uns, pour occuper leur activité ou pour oublier la politique, se rejetaient dans les affaires, dans les entreprises financières. D’autres, généreux esprits repliés en eux-mêmes, dévorant l’humiliation des événemens, éprouvaient cette tristesse découragée que Tocqueville laissait percer en écrivant à son ami M. de Beaumont : « La vue de ce qui se fait et surtout de la manière dont on le juge, froisse tout ce qui se rencontre en moi de fier, d’honnête et de délicat. Je serais bien fâché d’être moins triste… Je suis arrivé à l’âge où je suis à travers des événemens bien différens, mais avec une seule cause, celle de la liberté régulière. Cette cause serait-elle perdue sans ressource ? Je le craignais déjà en 1848, je le crains encore plus aujourd’hui : non que je sois convaincu que ce pays soit destiné à ne plus revoir les institutions constitutionnelles ; mais les verra-t-il durer, elles ou toutes autres ? C’est du sable, et il ne faut pas se demander s’il restera fixe, mais quels vents le remueront. » Tocqueville abdiquait tout rôle public pour se remettre à chercher, en philosophe déçu et agité, comment tant d’espérances libérales de la révolution française s’évanouissaient périodiquement sans pouvoir se réaliser en institutions durables. Il ne voulait plus même garder dans le conseil-général de son département une position qui n’avait, disait-il, que « des agrémens sans trouble, » qui lui donnait dans sa contrée une sorte de gouvernement moral « fondé sur la considération personnelle indépendamment des opinions politiques. » Tocqueville avait l’insurmontable dégoût des choses du temps.

Vaincu du même jour, pour la même cause, M. Thiers, quant à lui, sentait à sa manière, avec la vivacité de sa nature, des événemens qui, après l’avoir exilé de la France, le laissaient exilé des affaires. Évidemment, avec ses opinions, avec son passé, il ne pouvait plus même désirer reparaître pour le moment dans des assemblées sans indépendance, dans un corps législatif où, seul des anciens parlementaires, M. de Montalembert avait consenti à rentrer, — pour en sortir bientôt, pour revenir lui aussi au camp des insoumis. M. Thiers restait ce qu’il pouvait être : un serviteur du pays en disponibilité, un homme supérieur ayant assez d’expérience pour juger avec une impitoyable sagacité la politique du nouveau régime