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et toute cette dialectique en syllogismes constituait une gymnastique excellente. Je dois la clarté de mon esprit, surtout une certaine habileté dans l’art de diviser (art capital, une des conditions de l’art d’écrire), aux exercices de la scolastique, et surtout à la géométrie, qui est l’application par excellence de la méthode syllogistique. M. Manier mêlait à ces vieilles thèses les analyses psychologiques de l’école écossaise. Il devait à la fréquentation de Thomas Reid une grande aversion pour la métaphysique et une confiance absolue dans le bon sens. Posuit in visceribus hominis sapientiam était son texte favori ; il ne songeait pas que si, pour trouver le vrai et le bien, l’homme n’a qu’à rentrer dans le plus profond de son cœur, le Catéchisme de M. Olier croulait par sa base. La philosophie allemande commençait à être connue ; ce que j’en saisissais me fascinait étrangement. M. Manier me faisait remarquer que cette philosophie changeait trop et que, pour la juger, il fallait attendre qu’elle eût achevé son développement. « L’Ecosse rassérène, me disait-il, et conduit au christianisme, » et il me montrait ce bon Thomas Reid à la fois philosophe et ministre du saint évangile. Reid fut de la sorte longtemps mon idéal ; mon rêve eût été la vie paisible d’un ecclésiastique laborieux, attaché à ses devoirs, dispensé du ministère ordinaire pour ses recherches. La contradiction des travaux philosophiques ainsi entendus avec la foi chrétienne ne m’apparaissait point encore avec le degré de clarté qui bientôt ne devait laisser à mon esprit aucun choix entre l’abandon du christianisme et l’inconséquence la plus inavouable.

Les écrits de la philosophie moderne, en particulier ceux de MM. Cousin et Jouffroy, n’entraient guère au séminaire. On ne parlait pourtant pas d’autre chose, à cause des vives polémiques que ces écrits provoquaient alors de la part du clergé. C’était l’année de la mort de M. Jouffroy. Les belles pages de ce désespéré de la philosophie nous enivraient ; je les savais par cœur. Nous nous passionnions pour les débats que souleva la publication de ses œuvres posthumes. En réalité, nous connaissions Cousin, Jouffroy, Pierre Leroux, comme on connaît Valentin et Basilide, je veux dire par ceux qui les ont combattus. La grande bonne foi de la vieille scolastique ne permet pas de clore la démonstration d’une proposition sans l’avoir fait suivre de la rubrique : Solvuntur objecta. Là sont exposées avec honnêteté les objections contre la proposition qu’il s’agit d’établir ; ces objections sont ensuite résolues, souvent d’une manière qui laisse toute leur force aux idées hétérodoxes qu’on prétend réduire à néant. Ainsi, sous le couvert de réfutations faibles, tout l’ensemble des idées modernes venait à nous. Nous vivions d’ailleurs beaucoup les uns des autres. L’un de nous, qui avait fait sa philosophie dans l’Université, nous récitait M. Cousin ;