Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/741

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« M’y voilà ! » Hélas ! non ; il s’en faut de la largeur d’un atome ; c’est à recommencer.

Mon inclination et les conseils d’un pieux et savant ecclésiastique breton qui était grand-vicaire de M. de Quélen, M. l’abbé Tresvaux, me firent prendre M. Gosselin pour directeur. J’ai gardé de lui un précieux souvenir. Il n’est pas possible d’imaginer plus de bienveillance, de cordialité, de respect pour la conscience d’un jeune homme. La liberté qu’il me laissa était absolue. Comme il voyait l’honnêteté de ma nature, la pureté de mes mœurs et la droiture de mon esprit, l’idée ne lui vint pas un instant que des doutes s’élèveraient pour moi sur des matières où lui-même n’en avait aucun. Le très grand nombre de jeunes ecclésiastiques qui avaient passé entre ses mains avaient un peu émoussé son diagnostic ; il procédait par catégories générales, et je dirai bientôt comment quelqu’un qui n’était pas mon directeur vit dans ma conscience beaucoup plus clair que lui et que moi.

Deux directeurs, M. Gottofrey, l’un des professeurs de philosophie, et M. Pinault, professeur de mathématiques et de physique, étaient en tout le contraste absolu de M. Gosselin. M. Gottofrey, jeune prêtre de vingt-six ou vingt-huit ans, n’était, je crois, qu’à demi de race française, il avait la ravissante figure rose d’une miss anglaise, de beaux grands yeux, où respirait une candeur triste. C’est le plus extraordinaire exemple que l’on puisse imaginer d’un suicide par orthodoxie mystique. M. Gottofrey eût certainement été, s’il l’avait voulu, un mondain accompli. Je n’ai pas connu d’homme qui eût pu être plus aimé des femmes. Il portait en lui un trésor infini d’amour. Il sentait le don supérieur qui lui avait été départi ; puis, avec une sorte de fureur, il s’ingéniait à s’anéantir lui-même. On eût dit qu’il voyait Satan dans les grâces dont Dieu avait été pour, lui si prodigue. Un vertige s’emparait de lui ; il se prenait de rage en se voyant si charmant ; il était comme une cellule de nacre où un petit génie pervers serait toujours occupé à broyer sa perle intérieure. Aux temps héroïques du christianisme, il eût cherché le martyre. A défaut du martyre, il courtisa si bien la mort que cette froide fiancée, la seule qu’il ait aimée, finit par le prendre. Il partit pour le Canada. Le choléra qui sévit à Montréal en 1846 lui offrit une belle occasion de contenter sa soif. Il soigna les cholériques avec frénésie et mourut.

J’ai toujours pensé qu’il y eut en la vie de M. Gottofrey un roman secret, quelque erreur héroïque sur l’amour. Il en attendit trop peut-être ; ne le trouvant pas infini, il le brisa comme un faux dieu. Au moins ne fut-il pas de « ceux qui, sachant aimer, n’en ont pas su mourir. » Tantôt je le vois perdu au ciel parmi les troupes d’anges roses d’un paradis du Corrège ; tantôt je me figure la femme qu’il