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dernier, un chevalier d’industrie nommé Frontenac, c’est la table d’hôte de Fernande, transportée de Montmartre à la promenade des Anglais, par un coup de baguette qui n’a pu fatiguer le sorcier. M. Sardou ne demande pas qu’on le félicite de ce tour facile ; assurément, il préfère « qu’on épargne les louanges pour une meilleure occasion.

Nous y parvenons enfin à ces deux scènes où se révèle ce désir, récent chez l’auteur, de sacrifier à la science de l’âme. Pour ne plus revenir sur ce qui précède, notons que, si pendant un acte et demi M. Sardou nous a fait attendre la suite de son prologue, du moins il ne nous a pas fatigués, comme sans doute il eût fait jadis, à nous mener par le labyrinthe d’une intrigue décevante : il nous a permis cette fois d’attendre sur place, et c’est de quoi, sans ironie, nous devons à présent le remercier. Pendant cet acte et demi, M. Sardou n’a pas fait de mal ; voyons ce qu’il a fait de bien dans l’acte et demi qui suit, je veux dire dans les deux scènes que j’ai signalées déjà, entre le père et la mère, entre la mère et la fille. J’aurai le courage d’avouer que je préfère de beaucoup la première, qui a surpris le public et tendu ses nerfs jusqu’à le faire grincer presque, à la seconde qui les a détendus jusqu’à le faire pleurer ; la première a saisi tout le monde et n’a été que peu applaudie, la seconde a été acclamée par des spectateurs heureux de se trouver sensibles. C’est que la première, un peu obscure, témoigne d’un viril effort vers la psychologie dramatique ; la seconde, en fin de compte, n’est qu’un morceau de mélodrame, façonné délicatement. L’une et l’autre devaient, selon la conception de l’auteur, nous faire assister à des crises d’âme ; mais l’exécution de l’une, si imparfaite qu’elle soit, — et de là ce malaise du public, — est originale, et de là ce plaisir que nous y prenons : celle de l’autre est banale et parfaite, voilà pourquoi elle nous plaît moins, et pourquoi, chaque soir, tant de personnes se mouchent bruyamment au Vaudeville.

Odette de Clermont-Latour a passé de son premier amant, un gentilhomme parisien, à un archiduc viennois ; puis elle est descendue à un marquis italien, d’où elle est tombée, — Dieu sait après quelles haltes de caprice, mais qui ne comptent pas comme les stations marquées par la fortune, — jusqu’à un aventurier qui se donne pour vicomte français, mais qui n’est en réalité que grec en tous pays. Le nom des Clermont-Latour sert d’enseigne à un tripot : bien des gens qui n’aimeraient pas même à gagner chez le Frontenac perdent volontiers chez la comtesse. Elle sait cela, la malheureuse, et ne s’y résigne pas sans souffrir ; mais quoi ! depuis quinze ans, elle est prisonnière de sa faute ; elle n’a pensé longtemps qu’à dorer sa chaîne ; elle en voit maintenant l’ignominie. Elle est volée, battue par cet homme qui la tient, qu’elle a aimé quinze jours et qui l’exploitera quinze mois ; et après celui-là peut-être elle n’en trouvera pas d’autre, même en mettant un cierge, comme l’Arsène Guillot de Mérimée, à cette Notre-Dame vers