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Hélas ! c’est un larron d’honneur, un de ses familiers, un jeune homme. Ai-je dit que le comte a vingt ans de plus que sa femme et qu’il l’a épousée contre tous les conseils, contre toute raison, malgré le mauvais renom d’une mère qui l’avait mal élevée ? Des amis présens arrachent l’amant aux mains du mari et l’éconduisent. Que va faire le comte, déchu de ses illusions ? Il appelle une servante ; il fait porter sa fille, une enfant de quatre ans, chez son frère, et ce reste de son bonheur ainsi mis en sûreté, il pousse d’une main ferme la porte de la chambre nuptiale. Sur le seuil, il rencontre une forme blanche ; quelques paroles balbutiées bas : « Prends garde ! tu vas éveiller la gouvernante ! » C’est la comtesse Odette qui, dans l’ombre, prend son mari pour son amant. « Misérable ! » Elle échappe à l’étreinte, elle recule jusqu’à la muraille avec le cri de détresse de la bête forcée. Mais non ! le comte de Clermont-Latour n’est pas de ces hommes qui tuent les femmes. La vie sauve, elle se redresse, la lâche et violente créature, effrontée, ironique, dure, outrageuse : « Vous avez le droit de me tuer. Vous ne me tuez pas : alors, qu’est-ce que nous faisons ? — Je vous chasse, répond le comte. — C’est bien ; j’emporte ma fille. — Inutile de la chercher ; elle n’est plus ici. » Vainement la mère proteste, implore et menace : il lui faut franchir cette porte, qui donne sur la rue, en jetant au père vainqueur une inutile injure.

Tout ce prologue, sauf une scène de valetaille, oiseuse mais courte, et que je néglige, est mené avec une force et une sûreté de main où des cliens de M. Dumas croiraient reconnaître leur patron. Apparemment le drame qui va suivre sera bref et poignant comme le Supplice d’une femme. En tout cas, les personnages sont nettement posés : il ne reste qu’à déduire, par toute une série de scènes, l’histoire dramatique de leurs idées, de leurs sentimens, de leurs volontés.

Hélas ! depuis longtemps la tradition est rompue de la subtile et solide psychologie des classiques ; ce n’est pas en un jour et par l’essai d’un seul homme qu’elle peut se renouer ; après la barbarie où, pendant un demi-siècle et davantage, le vaudeville et le mélodrame ont grouillé librement, il faut que nous nous remettions tous tant que nous sommes, et les plus habiles comme les plus novices, à épeler les rudimens de la connaissance de l’âme ; au lieu de reprocher à M. Sardou son peu de psychologie, nous devons lui savoir gré de ce peu qu’il montre, cette indigence n’est pas la sienne, mais celle du théâtre contemporain : après avoir posé, de la façon magistrale que nous venons de voir, la donnée de son drame, il n’a trouvé de ce drame que deux scènes ; acceptons ces deux scènes pour encourager l’auteur, qui, dans sa prochaine œuvre, nous en donnera trois.

Ces deux scènes, on le devine, sont entre le père et la mère, entre la mère et la fille ; étant nécessaires, elles sont naturellement les dernières de l’ouvrage. Du prologue jusque-là, l’auteur a farci l’intervalle,