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ce qui ne l’est guère. Mais, en vérité, les reproches qu’on adressait à M. de Bismarck étaient peu fondés. On oubliait que depuis longtemps déjà le roi Guillaume avait fait acte d’adhésion « à la politique du pauvre homme. » Vers la fin de 1864, une délégation d’ouvriers s’était rendue auprès de lui, sous la conduite d’un artisan de Berlin nommé M. Paul. En congédiant M. Paul, sa majesté lui avait dit : « Je vois qu’à bien des égards, la situation des classes laborieuses est plus triste que je ne le pensais ; mais soyez certain qu’aussitôt que nos relations extérieures nous laisseront quelque loisir, la question ouvrière sera réglée par voie légale. » Aussi l’empereur a-t-il pu dire dans son message avec une parfaite sincérité « qu’il jetterait un regard plus satisfait sur tous les succès dont son gouvernement est redevable à la bénédiction de Dieu s’il pouvait procurer aux malheureux les secours qu’ils sont en droit de réclamer. » Après quoi il a déclaré, avec une sincérité au moins égale, « qu’il serait heureux de pouvoir laisser aux générations futures un empire doté par la réforme des impôts d’abondantes ressources et possédant d’abondans revenus. » Dans le cours de leur longue association, le souverain et le ministre se sont toujours entendus. L’un représentait la conscience et le sentiment, l’autre le calcul et la politique, mais les sentimens s’accordent quelquefois très bien avec les calculs, ils leur donnent plus de consistance, comme la farine sert à lier les sauces.

Sur un autre point encore, l’empereur et son ministre sont arrivés aux mêmes conclusions. Ils semblent avoir reconnu l’un et l’autre que, dans l’état des choses, le seul moyen de faire adopter leur programme et de travailler tout ensemble au bonheur de l’empire et à celui du pauvre homme serait de se concilier la bienveillance du centre catholique. L’empereur se prêterait volontiers à cette combinaison, dans l’intérêt de la conservation sociale et parce qu’après tout rien ne ressemble plus à un conservateur qu’un catholique. M. de Bismarck ne l’agréerait qu’avec répugnance, en faisant de nécessité vertu ; mais, à défaut de goût, il ne peut se défendre d’avoir quelque estime pour des gens qui ont su lui résister et qui ont derrière eux de gros bataillons, dont la discipline est exemplaire. Reste à savoir à quel prix les catholiques lui feront acheter leurs bonnes grâces. Des conditions léonines seraient sûrement repoussées ; on ne pourrait y souscrire sans perdre tout prestige et toute popularité.

Le 16 novembre, la veille de l’ouverture de la session, M. de Bismarck donnait un grand dîner. Par raison diplomatique, les ministres prussiens n’y figuraient pas ; M. Lucius avait mis la nappe pour eux. Mais tous les membres du conseil fédéral avaient été priés, et Thyra aussi était, là, Thyra le chien de l’empire, der Reichshund, le plus célèbre de tous les dogues, qui, possédant les secrets de son maître,