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prémunie contre l’ingratitude de l’Autriche. Ne s’était-elle pas fait garantir la Vénétie par le cabinet de Vienne avant l’ouverture des hostilités ? Pourquoi, du même coup, ne pas réclamer du cabinet de Berlin, alors que nous étions encore les arbitres de la paix et de la guerre, en échange de notre neutralité qui lui permettait de jeter toutes ses forces en Bohême, un traité analogue à celui du 12 juin, nous assurant dans toutes les éventualités l’évacuation et la cession du Luxembourg ? Le roi Guillaume l’eût signé des deux mains ; il suppliait l’empereur, dans les lettres qu’il lui adressait avant de se jeter dans une lutte qui pouvait être fatale à son pays et à sa couronne, « de ne pas laisser aux hasards de la guerre le soin d’en régler les conditions. » Mais l’empereur répondait énigmatiquement « qu’il était difficile de prévoir les résultats du conflit qui allait s’engager et que les deux souverains devaient compter réciproquement sur leur bonne foi et sur le désir de maintenir entre eux, quoi qu’il arrivât, les rapports les plus amicaux et les plus confians[1]. » On a peine à s’expliquer tant de sollicitude pour l’intérêt italien et si peu de prévoyance pour l’intérêt français.

Frédéric II, qui, déjà comme prince royal, suivait d’un œil envieux les progrès de notre diplomatie, écrivait en 1739 : « Les Français doivent leurs plus beaux succès à leurs négociations. La véritable fortune de ce royaume, c’est la prévoyance, la pénétration de ses ministres et les bonnes mesures qu’ils prennent[2]. »

Les temps étaient bien changés. La pénétration et la prévoyance ne présidaient plus à nos destinées en 1866 ; notre politique était entre les mains d’un homme d’état enclin à la suffisance, plus systématique qu’avisé. M. Drouyn de Lhuys avait laissé la guerre s’engager en Allemagne avec une superbe quiétude, sans prendre aucune de ces « bonnes mesures, » ni militaires ni diplomatiques, qu’admirait le prince royal de Prusse. Il n’avait pas pesé les chances de la lutte, il s’était mépris sur les forces respectives des puissances belligérantes, il n’avait pas pressenti le vainqueur. S’en tenant aux appréciations de généraux présomptueux, il avait joué les destinées de la France sur une seule carte, le triomphe de l’Autriche ; il n’avait spéculé que sur les défaites prussiennes et il s’était flatté que les événemens suivraient le cours que, dans son imagination, il leur avait majestueusement tracé. Il avait dédaigné les acomptes dans la crainte qu’ils ne valussent quittance. Il ne rêvait que le Rhin : c’était son idée dominante ; c’est par Mayence et Coblentz qu’il entendait aller à Bruxelles et à Luxembourg.

Ces calculs étaient peu réfléchis ; le Luxembourg « était bon à

  1. Brochure du marquis de Gricourt écrite sous l’inspiration de l’empereur en 1871.
  2. Albert Vandal, la Paix de Belgrade.