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campagne glorieuse, et les spéculateurs qui, sur la foi des journaux inspirés et aussi sur des confidences émanant des personnages les plus hauts placés, s’étaient engagés dans le sens de la baisse pour des sommes énormes. Le parti militaire maudissait la diplomatie qui se jetait à la traverse de ses sinistres espérances ; il reprenait, pour réduire à néant les tentatives de conciliation, le thème des arméniens. Il voyait avec désespoir diminuer chaque jour les chances d’une guerre de surprise.

Si ses avis avaient prévalu, sans nous laisser le temps de nous reconnaître, deux cent cinquante mille hommes auraient envahi nos frontières dès le lendemain de l’interpellation de M. Bennigsen, avec la rapidité foudroyante qui avait présidé à la campagne de Bohême. Huit ou dix jours plus tard, le gros de l’armée, mobilisé, aurait coupé nos communications avec la Hollande, opéré un grand mouvement tournant sur nos frontières nord-est. On savait nos arsenaux à sec, les chevaux nous manquaient, le résultat ne pouvait être douteux entre deux armées, l’une subissant une guerre défensive improvisée avec des cadres désorganisés et un armement en voie de transformation, et l’autre bien supérieure en nombre, enivrée par de récentes victoires, avec des arsenaux regorgeant d’armes et de munitions et un plan de campagne étudié, combiné de longue date dans ses plus petits détails[1]. Rien ne paraissait plus facile alors qu’une guerre d’invasion.

Mais les quatre semaines gagnées par la diplomatie avaient permis au maréchal Niel d’organiser la défense en faisant des prodiges de célérité.

L’armée d’Afrique était prête à s’embarquer ; le camp de Châlons s’organisait dans une pensée de concentration avec des régimens tirés des garnisons les plus éloignées ; plus de six cent mille chassepots étaient livrés, on attendait des fusils d’Espagne et d’Amérique, des chevaux et des mules étaient importés de tous côtés, et la gendarmerie, provisoirement démontée, devait pourvoir aux besoins les plus urgens de notre artillerie et de notre cavalerie. Les officiers prussiens qui parcouraient nos provinces signalaient l’activité de nos arsenaux et les mouvemens d’hommes et de matériel sur nos chemins de fer. Si ces dénonciations parties de tous les coins de notre territoire et transmises par des agens voyageurs ou sédentaires exaspéraient les généraux prussiens, elles n’en donnaient pas moins à réfléchir au gouvernement. Il voyait disparaître de plus en plus les chances si inégales sur lesquelles il spéculait et chaque jour s’accentuer davantage la pression des puissances. L’occasion était passée. Il ne restait plus à la diplomatie prussienne qu’à

  1. Dépêche de Francfort.