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affaires étrangères qu’il ne paraîtrait qu’autant qu’il serait donné satisfaction aux demandes de son gouvernement. Le cabinet de Berlin tenait à la garantie anglaise ; il en faisait la condition sine qua non de sa participation à la conférence ; peut-être aussi spéculait-il sur l’obstination de lord Stanley pour recouvrer la liberté de ses mouvemens. Il était réservé au prince Gortchakof d’assurer le succès des négociations, il avait abjuré les pensées amères, il oubliait la Pologne et la Crimée, il songeait à Gastein et à Biarritz. Les hommes d’état ont la vue longue : peut-être le prince Gortchakof entrevoyait-il déjà, derrière la coupole de Sainte-Sophie, le congrès de Berlin et ses désenchantemens. Son ambassadeur à Londres, le baron de Brünnow, était un diplomate de race, vieilli dans les chancelleries ; son esprit était inventif, il avait le don des protocoles. Il trouva la formule qui devait concilier les scrupules de lord Stanley avec les exigences du comte de Bismarck. La garantie ne s’exercerait pas individuellement et séparément, mais collectivement, ce qui laissait la porte ouverte aux interprétations. C’était donner une apparente satisfaction au cabinet de Berlin et permettre à lord Stanley de déclarer quelques jours après, en plein parlement, au grand déplaisir de la Prusse, que la garantie qu’il avait donnée au nom de l’Angleterre ne l’engageait pas sérieusement. « Notre garantie, disait-il, ne dépasse pas celle d’une société à responsabilité limitée (limited). » C’était le billet de La Châtre.

L’Europe, au moment où ses pensées commençaient à se reporter vers l’exposition universelle, avait eu la sensation frissonnante de la guerre. À l’annonce d’une conférence, ses alarmes s’étaient dissipées bien vite, car elle ignorait les causes secrètes du différend qui depuis un mois tenait tous les intérêts en suspens. Elle avait eu peine à s’expliquer que la possession d’un territoire litigieux de peu d’importance, poursuivie dans les menées d’une étroite et obscure négociation diplomatique, pût devenir la cause d’une conflagration générale sans que la raison publique eût le temps et la force de conjurer le péril. Elle ne se doutait pas que le Luxembourg n’était pour la Prusse qu’un prétexte, le terrain sur lequel elle comptait résoudre à son profit le problème allemand et affirmer par les armes sa prépondérance militaire et politique.


XIV. — L’INCIDENT DES ARMEMENS.

La joie en Europe était générale ; on se faisait fête d’aller à Paris, on accourait de tous côtés au rendez-vous pacifique auquel la France avait convié les peuples. Berlin seul résistait à cet entraînement ; les merveilles de l’art et de l’industrie le laissaient insensible. Tout le monde était mécontent : les officiers qui rêvaient une