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saugrenues dont il provoquait le récit. Il conçut l’idée de faire un roman dont la scène se passerait sur les territoires à opium et dont les principaux personnages seraient des Français, des Italiens et des Grecs mentant à qui mieux mieux et se dupant les uns les autres. Il disait : « Ce sera le Roman comique en Orient ; » il ne l’a jamais ébauché.

Nous avancions sur cette terre d’Anatolie, où je revis le chemin que j’avais déjà parcouru en 1844 ; je passai sous l’aqueduc « élevé en l’honneur de César Auguste pour les besoins de la ville d’Éphèse ; » j’aperçus les ruines au milieu desquelles j’avais dormi, engourdi par la souffrance ; je retrouvai la petite mosquée effondrée, qui est comme une jardinière de plantes sauvages ; je regardai les blocs de pierre arrachés à la frise du temple et couchés sous les herbes ; les cigognes, déjà revenues d’Europe, battaient du bec sur le toit des maisons turques. L’automne était arrivé ; des nuages couraient dans le ciel, des ondées tombaient, les platanes perdaient leurs feuilles ; je me sentais triste, comme si l’on m’eût enlevé au pays natal. Dans mes notes, je retrouve cette impression : « 23 octobre. Le paysage est lourd, les montagnes ont l’air bête : ce matin a plu et j’ai eu froid. Est-ce donc déjà l’Europe ? Qu’il doit faire bon sous les palmiers d’Éléphantine ou dans la salle hypostyle de Karnac ! »

Notre dernière étape fut à Cassabah, célèbre par ses melons. Nous en partîmes le matin, à cinq heures, avant que le jour fut levé, avant que le soleil eût précipité les brumes qui rampent sur la plaine, imprudence qu’un vieux voyageur comme moi n’aurait pas dû permettre ! Mais des lettres nous attendaient à Smyrne, et nous avions hâte d’y arriver. — Après avoir fait halte et déjeuné à Nymphio, où je devais revenir pour aller examiner dans la montagne le bas-relief assyrien dont parle Hérodote et que les gens du pays appellent : Kara-Bell, l’homme noir, nous reprîmes notre route. La veille, j’avais reçu à la jambe, d’un des chevaux de main, un coup de pied qui me faisait souffrir ; en outre, je me sentais mal à l’aise ; j’avais soif et contre mon habitude, j’avais plusieurs fois demandé à boire ; je n’éprouvais aucun plaisir à fumer ; un petit frisson me passa sur les épaules et j’entendis la fièvre qui sonnait sa cloche dans mes oreilles. C’était la fièvre intermittente quotidienne ; j’eus beau la traiter sans ménagement, elle ne m’en tint pas moins treize jours à Smyrne. Elle me laissait quelque liberté le matin et le soir, mais elle était peu clémente dans la journée et me mettait au lit. Lorsque l’accès avait été violent, j’étais le soir dans un état vague qui n’était pas désagréable, mais qui m’interdisait toute occupation ; je ne pouvais ni lire, ni écrire, et cela m’était odieux, car je n’ai jamais pu supporter l’oisiveté. Flaubert, qui me soignait avec