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faire volte-face et de marcher vers l’occident, tandis que mon désir m’entraînait vers l’est ? J’en doute ; j’aurais probablement tenté l’aventure ou du moins laissé Flaubert retourner en France. Mon voyage à travers la Mésopotamie et la Perse est enfoui sous le tumulus où dorment tant de rêves qui maintenant ne se réveilleront plus. Par cette déception, j’ai acquis une expérience dont je n’ai pas eu à tirer parti, mais dont d’autres pourront profiter : Que les touristes se promènent en bande, c’est au mieux ; mais que les voyageurs voyagent seuls s’ils veulent toucher le but qu’ils se sont proposé.

J’annonçai ma résolution à Flaubert, qui en fut heureux ; il respira comme un homme soulagé d’un poids trop lourd ; il me dit : « J’aurais été avec toi en Perse si tu l’avais voulu. » Je le savais bien, et c’est pourquoi je n’avais pas dû hésiter à ne pas l’emmener sur une route qui l’éloignait trop de sa mère. Jamais, du reste, nous n’avons reparlé de cela ensemble, car c’était, je crois, un sujet qui lui était désagréable. Notre nouvel itinéraire fut promptement tracé, et dans la soirée du 1er octobre nous montions à bord du paquebot autrichien le Stamboul, qui, le 4, au lever du soleil, jetait l’ancre dans le port de Rhodes. Nous restâmes dix jours dans « l’Ile-qui-Tremble, » transportés en plein moyen âge, trouvant sur les murs l’écusson des chevaliers des « langues » de Provence, de Picardie, de France, et d’Allemagne ; partout des fortins, des tourelles, des courtines avec échauguettes et mâchicoulis, citernes et silos pour garder les provisions d’eau et de grains pendant les sièges ; chemins couverts, bassins dissimulés derrière les remparts et haut donjon d’où l’on pouvait surveiller les mouvemens de la ribaudaille musulmane. Dans l’intérieur de l’île, des forêts de pins laryx et de gigantesques bruyères en fleurs. De route, il n’y en a pas ; quand le paysan veut avoir un champ, il met le feu à un coin de forêt et défriche le terrain noir de cendres ; les rivières, qui sont des torrens en hiver, n’avaient point une goutte d’eau ; sur le lit de cailloux, il y a des îlots de lauriers roses ; la végétation rappelle déjà l’Occident ; je n’ai vu qu’un seul palmier, planté comme un panache au sommet de la falaise de Lindo, où Minerve eut un temple, l’ordre une forteresse, et où il n’y a plus qu’une ruine. Les tremblemens de terre ont renversé ce que les Turcs ont laissé debout. Rhodes n’est qu’un amas de décombres au-dessus duquel plane le souvenir de Villiers de l’Isle-Adam.

Un grand caïque muni d’une misaine, d’un foc, et monté par huit matelots, nous transporta en sept heures de Rhodes à Marmariça, où nous prenions pied en Anatolie. Nous avions accueilli à notre bord un vieux Turc de Moglah, qui était venu dans l’île consulter un médecin, — un sorcier ? — célèbre. Le pauvre homme souffrait