Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/593

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

passions dans un défilé, — une fournaise, — formé par des rochers en granit rose couverts d’inscriptions, Flaubert me dit : « Te rappelles-tu les glaces au citron que l’on mange chez Tortoni ? » Je fis un signe de tête affirmatif. Il reprit : « La glace au citron est une chose supérieure ; avoue que tu ne serais pas fâché d’avaler une glace au citron. » Assez durement je répondis : « Oui. » — Au bout de cinq minutes ; « Ah ! les glaces au citron ! tout autour du verre il y a une buée qui ressemble à une gelée blanche. » Je dis : « Si nous changions de conversation ? » Il riposta : « Ça vaudrait mieux, mais la glace au citron est digne d’être célébrée ; on remplit la cuiller, ça fait comme un petit dôme ; on l’écrase doucement entre la langue et le palais ; ça fond lentement, fraîchement, délicieusement, ça baigne la luette, ça frôle les amygdales, ça descend dans l’œsophage, qui n’en est pas fàché, et ça tombe dans l’estomac, qui crève de rire tant il est content. Entre nous, ça manque de glaces au citron dans le désert de Qôseir. » Je connaissais Gustave, je savais que rien ne le pouvait arrêter lorsqu’il était la proie d’une de ces obsessions morbides et je ne répondis plus dans l’espoir que mon silence le ferait taire. De plus belle, il recommença, et, voyant que je ne disais rien, il se mit à crier : « Glace au citron ! glace au citron ! » Je n’y tins plus ; une pensée terrible me secoua. Je me dis : Je vais le tuer ! Je poussai mon dromadaire jusqu’à le toucher, je lui pris le bras : « Où veux-tu te tenir ? En arrière ou en avant ? » Il me répondit : « J’irai en avant. » J’arrêtai mon dromadaire, et quand notre petite troupe fut à deux cents pas en avant de moi, je repris ma marche. Le soir, je laissai Flaubert au milieu de nos hommes et j’allai préparer mon lit de sable à plus de deux cents mètres du campement. A trois heures du matin, le dimanche, nous parlions, toujours aussi éloignés l’un de l’autre et sans avoir échangé un mot. Vers trois heures, les dromadaires allongèrent le pas et donnèrent des signes d’agitation ; l’eau n’était pas loin. A trois heures et demie, nous étions à Bir-Amber et nous avions bu. Flaubert me prit dans ses bras et me dit : « Je te remercie de ne m’avoir pas cassé la tête d’un coup de carabine ; à ta place, je n’aurais pas résisté. »

Notre voyage d’Égypte s’acheva sans encombre, et le vendredi 19 juillet nous débarquions à Beyrouth, où allait commencer notre voyage de terre ferme. La concha d’oro est belle à Païenne, le golfe de Naples est splendide, mais Beyrouth est incomparable ; non pas la ville elle-même, qui est pauvrette et sans grandeur, mais la campagne qui l’environne, la forêt de pins parasols, les chemins bordés de nopals, de myrtes, de grenadiers où courent les caméléons, mais la vue de la Méditerranée et l’aspect des cimes boisées du Liban qui dessinent sur le ciel la pureté de leurs lignes. C’est une retraite faite pour les contemplatifs, pour les désenchantés, pour