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destinée et à vos instincts. En outre, ces pays ont besoin d’un livre, et qui pourra le faire si ce n’est vous ? Seulement, dépêchez-vous, le temps presse ; on démolit les temples pour en faire des fabriques à sucre, que l’on appelle ici des raffinatures, et bientôt, sur la berge du Nil, il y aura plus de pompes à feu que de pylônes. Après avoir remonté le fleuve jusqu’à la seconde cataracte, je le descends jusqu’au Caire, m’arrêtant et séjournant là où je trouve quelque chose à voir ; cela durera longtemps, car j’ai une façon de procéder qui n’est pas expéditive ; je prends des épreuves photographiques de toute ruine, de tout monument, de tout paysage que je trouve intéressant ; je relève le plan de tous les temples, et je fais estampage de tout bas-relief important ; ajoutez à cela des notes aussi détaillées que possible et vous comprendrez que je ne puis aller bien vite ; cela ne m’importe guère, car la vie que je mène est parfaite. Je ne sais plus si l’Europe existe, s’il y a des journaux, ni si Ledru-Rollin continue à vider les caisses de l’État sur les genoux de sa maîtresse qui s’appelait La Martine, comme le croyaient les bons paysans de France. J’ai mieux à faire que de m’occuper de ces fadaises : je me fais raser la tête tous les deux jours, je bois du café, je me baigne matin et soir, je fume des narguilehs, je regarde couler l’eau, verdoyer les palmiers, briller le soleil, miroiter le désert, et je suis l’homme le plus heureux de ce bas monde. Vous souvenez-vous d’avoir vu, au Salon, il y a deux ou trois ans, un petit tableau d’Adrien Guignet, qui représente une Fuite en Égypte ? C’est, avec les Marilhat, ce que j’ai vu de plus vrai. Ce qui déroute les peintres qui viennent ici, c’est la profondeur des horizons et le fondu extraordinaire des teintes les plus disparates. Le bon Dieu est un grand harmoniste et il s’entend aussi à l’anatomie ; les Nubiennes sont en bronze florentin ; on ne voit que des Vénus d’Ille et pas le moindre Mérimée. L’île d’Éléphantine est à vendre : douze mille francs, je meurs d’envie de l’acheter ; j’y vivrais avec des crocodiles, moins farouches que les humains, ainsi qu’eût dit Marmontel, et j’aurais toujours un hamac à vous y offrir sous un palmier. Dans une quinzaine, j’espère être arrivé à Thèbes ; j’y chercherai le second pied de la princesse Hermontis, et si je le trouve, je vous l’enverrai. Je viens de passer trois jours à Ibsamboul, qu’il vaudrait mieux nommer Abou Sembil ; j’en suis demeuré stupide, comme un héros du vieux Corneille. Flaubert vous envoie ses meilleures tendresses. » Théophile Gautier me répondit : « J’envie bassement votre bonheur ; dussé-je être votre domestique et cirer vos bottes, je voudrais être avec vous ; j’ai des nostalgies d’Égypte et d’Asie-Mineure, mais au prix où l’on vend les syllabes, je sens tien que je n’irai jamais. » Louis de Cormenin m’écrivait aussi et me parlait politique : « On écume de réaction ; on ne fait que des