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dont le sable s’éboulait sous les pieds de mon cheval, je remarqua la forme peu naturelle, la forme factice pour ainsi dire, de cette colline à crête droite et allongée. Je dis à Flaubert : « Veux-tu nous faire une collection de dieux égyptiens ? Restons ici et fouillons ; ceci n’est pas un mouvement de terrain, c’est un tumulus qui recouvre un palais ou un temple ; nous y retrouverons peut-être la lampe d’Aladin ou le bâton des patriarches. » Flaubert me répondit : « Tu as un fonds de facéties inépuisable. » Un an ne s’était pas écoulé que Mariette arrivait près de cette colline, l’éventrait et y découvrait le Sérapéum.

Tout en passant nos journées à voir et nos soirées à noter les impressions recueillies, nous faisions les préparatifs pour notre voyage en Haute-Égypte et en Nubie. Dans ce temps-là, c’était presque une expédition ; aujourd’hui, ce n’est qu’une promenade. Récemment, j’ai reçu un prospectus qui m’a édifié sur les facilités que l’Égypte offre aux voyageurs ; des bateaux à vapeur remontent le Nil, s’arrêtent là où il est convenable de s’arrêter ; à bord, il y a un cicérone qui fournit les explications, un cuisinier qui fournit les repas, un médecin qui fournit les ordonnances ; tout est prévu, tout est réglé ; à telle heure on déjeune, à telle heure on admire, à telle heure on dîne, à telle heure on dort, le tout au plus juste prix : 80 livres sterling pour aller du Caire à la seconde cataracte, c’est-à-dire 2,000 francs ; c’est très bon marché, mais l’initiative individuelle disparaît, et en voyage, c’est surtout ce qu’il faut réserver. Il paraît qu’à Louqsor, il y a un hôtel anglais bâti près des ruines : furnished apartment ; on y mange des mock turtle, on y boit des bouteilles de pale ale ; j’y ai mangé des œufs durs, j’y ai bu de l’eau claire, et je ne m’en suis pas plus mal trouvé : progrès de la civilisation ou de l’exploitation que j’admire et que je suis bien aise de n’avoir pas rencontrés jadis. Nous achetions des matelas pour nos couchettes, minces galettes rembourrées de coton, une batterie de cuisine, de la poudre, du plomb, des provisions sèches, riz et biscuit, du tabac de Djébéli pour les tchiboucks, du tombéki persan pour les narguilehs, du café de Moka, choisi grain à grain dans les couffes ouvertes à Suez, des zirs, grandes jattes en argile poreuse pour filtrer l’eau, du papier épais et sans colle pour les estampages, des pics, des pioches, des louchets en cas de fouilles à opérer, et enfin un drapeau tricolore qui devait « nous ombrager de ses plis. » Nous avions loué une cange ou dahabieh, grande barque pontée, munie à l’arrière d’un habitacle contenant quatre chambres et montée par douze hommes d’équipage, dont un reis, — capitaine, — et un timonier. On remonte le Nil à la voile ; lorsque le vent tombe, les hommes se jettent à l’eau, gagnent la terre à la nage, fixent une cincenelle au mât et