Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/585

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les ânes, les bazars abrités par des paillassons à travers lesquels les rayons du soleil passaient comme des flèches d’or, les cafés où l’on s’asseyait pour fumer un narguileh, les fontaines autour desquelles se poussaient les dromadaires, les couloirs obscurs où les fellahims vous sollicitaient d’une voix si douce : Bakchich, caouudja ! et la place de Roumelieh, où les saltimbanques faisaient rire la foule. L’Égypte était pauvre à l’époque où j’y étais ; la guerre d’Amérique n’avait pas encore amené la crise cotonnière qui l’a enrichie, et le percement de l’isthme de Suez n’aval pas augmenté son bien-être. On y vivait à bon compte ; pourvu qu’on n’exigeât pas des ortolans truffés, on y trouvait une nourriture presque européenne. Nous n’étions pas difficiles, du reste, et la succulence de notre table était le dernier de nos soucis. Nous ne nous étions pas emprisonnés au Caire, nous allions faire des courses au désert de Belbeys, à la forêt pétrifiée du désert de Suez, sur le mont Mokattam, où je cherchais des cérastes, à Matarieh, où fut le repos en Égypte, à Aïn Schems, qu’Hérodote visita lorsqu’elle s’appelait Héliopolis. Nous fîmes un déplacement d’une semaine dans la région des Pyramides. Lorsque nous arrivâmes devant le sphinx, Flaubert arrêta son cheval et s’écria : « J’ai vu le sphinx qui s’enfuyait du côté de la Libye ; il galopait comme un chacal. » Puis, se tournant vers moi, il ajouta : « C’est une phrase de Saint Antoine. » Après être resté trois jours au pied des grandes Pyramides, je fis lever le campement et donnai l’ordre de planter la tente à côté des petites Pyramides de Sakkara, à proximité des puits qui ont servi de sépulture aux ibis. Nos hommes partirent en avant, conduisant les chameaux qui portaient notre attirail, et Flaubert et moi, montés sur de bons chevaux, nous poussâmes une pointe dans le désert libyque. Lorsque nous rejoignîmes nos chameliers et notre drogman, nous les trouvâmes fort embarrassés. Partout où ils avaient déblayé le terrain pour établir notre campement, ils avaient dérangé une telle quantité de scorpions qu’ils n’osaient installer notre gîte dans un endroit si mal fréquenté. À notre gauche, vers l’est, en contre-bas de l’espèce de terrasse sablonneuse qui sert de soubassement aux pyramides en briques crues, verdoyait une forêt de palmiers parallèle au Nil ; là quelques masures appartenant au village de Mitrahynieh tiennent la place des anciens palais de Memphis. J’y envoyai nos hommes pour dresser la tente et préparer le repas du soir. Avant de descendre vers la plaine, nous voulûmes donner un dernier coup d’œil au désert ; une sorte d’éminence s’élevait devant nous, assez semblable, dans d’énormes proportions, à ces talus plantés d’arbres qui entourent les fermes de la côte normande et que le langage du terroir appelle des fossés[1]. Tout en gravissant la pente assez raide et

  1. D’où le proverbe : Au bout du fossé la culbute.