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très claires. Un jour, je lui dis : « Nous nous moquons de vous et vous nous ennuyez. » Flaubert me vitupéra, me dit que je ne comprenais pas la grandeur du comique et fut mécontent.

Quelqu’un se souvient-il d’Aristide de La Tour, qui, il y a plus de quarante ans, partageait avec Loïsa Puget, Masini, P. Henrion, T. Arnaud le privilège de composer des romances dont les âmes sensibles étaient remuées et que l’on soupirait en faisant les yeux blancs ? Il était au Caire à la même auberge que nous ; parfois, le soir, il grattait sa guitare et nous chantait sur un mode désolé l’histoire de la marguerite, toute petite, qui se cache bien vite dans les épis dorés pour éviter la faux qui brille ; lorsque la faux apparaissait, la guitare avait des sanglots dans les cordes. C’était un grand garçon blond, triste, de façons réservées, qui mourait d’ennui au Caire. Il avait connu à Paris un prince de la famille vice-royale ; on s’était lié, on s’était juré éternelle amitié ; on était parti ensemble pour habiter le même palais sur les bords du Nil et vivre la vie des Mille et une Nuits. Quelle fonction devait-il exercer : factotum, intendant, chef d’orchestre, maître des cérémonies, des menus et des fêtes ? Je ne sais. Abbas Pacha trouva mauvais qu’un prince se permît d’attacher un Français à sa maison sans en avoir d’abord obtenu l’autorisation ; le pauvre troubadour reçut ordre de déguerpir. Il mit sous son bras sa guitare, sa musique et prit gîte à l’auberge en attendant une pension, une indemnité qu’on lui avait promise, et qu’on ne lui donna jamais. Il se décida enfin à quitter l’Égypte, y laissa les rêves qu’il y avait apportés, revint au pays natal et mourut à Paris, où sa mort ne fit pas plus de bruit que ses romances.

C’est cependant au milieu de ce monde étrange, composé d’élémens médiocres, tarés, hostiles les uns aux autres, que je rencontrai, que j’appris à aimer, à vénérer l’homme le plus intelligent que j’aie jamais connu. C’était Charles Lambert-Bey ; il n’avait de commun que le nom avec Charles Lambert, qui a publié Athènes et Baâlbeck et l’Immortalité selon le Christ. Lambert était entré le premier à l’École polytechnique et en était sorti le premier vers 1829 ou 1830 ; il était ingénieur des mines. Le saint-simonisme l’avait appelé et il s’y était donné sans esprit de retour. Il avait accompagné Enfantin en Égypte lorsque celui-ci, à la tête d’une quarantaine de ses disciples, y vint en 1832 pour opérer le percement de l’isthme de Suez. Lambert, après avoir relevé les terrains à ouvrir, après avoir préparé les profils du barrage du Nil à Batn-el-Agar, à la pointe même du Delta, au confluent des deux branches du fleuve, après avoir longtemps voyagé au Soudan par ordre de Mehemet-Ali, était, lorsque j’entrai en communication avec lui, directeur de l’école polytechnique établie à Boulacq, directeur in