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Légitimiste exalté à la façon des roturiers, il avait l’horreur de tout ce qui pouvait ressembler à un gouvernement libéral. Un jour que l’on parlait des visées de l’Angleterre sur l’Égypte, Lubbert s’écria : « Ah ! grand Dieu ! l’Angleterre établirait ici le régime parlementaire ! Que deviendrions-nous ? Je ne vois que la Russie où je pourrais me réfugier, et encore le climat serait contraire à ma santé ! » Une autre fois il me disait : « Je ne puis vivre si je ne me sens commandé ! » C’était un pauvre sire, parasite habile, ayant résolu le problème difficile partout, presque insoluble au Caire, de dîner chaque jour en ville, et ne laissant jamais pénétrer dans sa maison, où, disait-on, quelques négresses achetées au bazar des esclaves dansaient pour lui seul des bamboulas qui ne devaient guère lui rappeler les ballets qu’il avait « montés » jadis à l’Opéra. Malgré le ridicule qui s’attachait à sa personne, Lubbert nous attirait, car il possédait un répertoire d’anecdotes inépuisable. C’était la chronique scandaleuse en personne. Directeur de l’Opéra, gentilhomme ordinaire de la chambre, bien en cour, il avait pénétré au profond du monde de la restauration et n’en ignorait ni les aventures ni les mystères. Il avait été le familier des grands viveurs de l’époque, de Talleyrand, de Montrond, d’Alexandre de Girardin ; on eût dit qu’il avait soulevé le rideau de toutes les alcôves et fouillé dans tous les tiroirs. Il excellait aux histoires scabreuses, et lorsqu’il les détaillait avec un langage châtié qui n’excluait pas la verve, sa figure poupine s’épanouissait et il ressemblait à un gourmet qui savoure un coulis aux truffes. Je ne lui ai guère entendu raconter que des anecdotes graveleuses et jamais je n’ai surpris un mot grossier sur ses lèvres. Plus tard, en écoutant les brutalités cyniques de Mérimée, je me suis souvenu de Lubbert, et la comparaison n’était point à son désavantage. Un jour que nous causions avec lui de Chateaubriand, qu’il avait connu, nous en arrivâmes, par une transition naturelle, à parler de la vertu bruyamment célébrée de Mme Récamier ; il s’écria : « Ne la jugez pas défavorablement, je vous en prie ; elle est plus à plaindre qu’à blâmer ; c’était un cas de force majeure. » Puis, levant les bras et les yeux vers le ciel avec une expression de désespoir, il ajouta : « Pauvre Juliette, elle en a bien souffert ! »

S’il y avait au Caire plus d’un personnage un peu grotesque, comme celui que je viens d’esquisser, il y avait des hommes redoutables qui avaient voulu violer la fortune, auxquels la fortune avait résisté et qui ne lui pardonnaient pas. J’ai fréquenté un de ceux-là ; vainement j’ai essayé de panser son âme ulcérée et de calmer les souffrances de son orgueil vraiment satanique ; — je ne le nommerai pas, quoiqu’il soit mort ; — sa révolte fut indomptable et dura pendant toute sa vie. Il avait fait en France, des études