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Ahmet-Pacha dans la dernière expédition égyptienne contre les Wahabis ; il avait été nommé gouverneur militaire de Djedda, où il avait séjourné pendant trois ans ; il avait utilisé ses loisirs en prenant des notes incorrectes, mais intéressantes, sur ces contrées d’Arabie, fermées au voyageur et encore si peu connues ; en outre, il, avait été à Aden, avait trouvé moyen d’en relever les fortifications. Il avait, malgré son ignorance, rassemblé des documens qui ne sont pas sans valeur ; avec une complaisance dont je lui garde bonne gratitude, il me les confia et m’autorisa à en prendre copie. J’ai pu depuis, en lisant le récit du voyage de Palgrave[1], contrôler les observations recueillies par Bekir-Bey et m’assurer qu’elles sont d’une irréprochable exactitude. Ancien tambour devenu colonel, Bekir-Bey ne détestait pas les grandeurs ; comme Bussy-Rabutin, il estimait qu’elles rehaussent l’homme et lui inspirent le respect de soi-même. Lorsque des étrangers dont la politesse outre-passait la mesure le traitaient d’excellence, il avait une façon de glisser son regard futé sous la paupière qui semblait dire : « Cette qualification ne m’est pas due, vous le savez, je le sais aussi ; mais continuez, je vous trouve de bonne compagnie. » Du reste, il parlait de ses origines sans forfanterie comme sans humilité. Il me disait : « Ah ! quand avec Soliman-Pacha nous exercions les recrues dans le petit désert d’Assouan, où l’on nous avait relégués pour ne pas exciter la colère des ulémas, m’ont-ils crevé assez de peaux d’ânes, ces brutes de fellahs, avant de savoir battre la grenadière convenablement ! »

Le visiteur le plus assidu de Mme Mari et le plus empressé auprès d’elle était un homme d’une soixantaine d’années, auquel des bras courts, un visage rosé, une peau luisante donnaient l’apparence d’un vieil enfant bouffi et que l’on nommait Lubbert-Bey. C’était Lubbert, ancien directeur de l’Opéra de Paris, où il monta Guillaume Tell et fut remplacé par le docteur Véron, que l’on appelait familièrement le gros Mimi. Il y a loin de l’Académie royale de musique aux bords du Nil, et ce n’est pas, je crois, de son plein gré que Lubbert avait franchi la distance ; il y fut aidé par une meute de créanciers qui jappaient après ses chausses. Muni de quelques lettres de recommandation, il arrivait en Égypte. Mehemet-Ali, qui avait la prétention de deviner les hommes à première vue, en fit un ministre de l’instruction publique ; on en rit beaucoup, même au Caire. Ce n’était qu’une sinécure, heureusement pour le ministère et pour le ministre. Lorsque je connus Lubbert-Bey, il n’était plus grand-maître de l’université égyptienne, il était chambellan ou quelque chose d’analogue, auprès d’Abbas-Pacha ; cette fonction lui convenait.

  1. William Palgrave, une Année de voyage dans l’Arabie centrale, 1862-1863, 2 volumes in-8o ; Hachette.