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l’Égypte et pour payer d’exemple, Mehemet-Ali se revêtait d’une redingote à la propriétaire et se montrait à son peuple, qui détournait la tête et s’indignait de voir un souverain musulman déguisé en giaour ; les plus indifférens affectaient de ne porter que la longue robe et le turban pour protester contre des usages qui leur étaient antipathiques.

Mehemet-Ali est resté populaire en Égypte ; sa légende est faite, environnée de merveilles et déjà fabuleuse. Est-ce parce qu’il a fait bâtir des hôpitaux, introduit la vaccine, établi une école de médecine et essayé d’organiser une école polytechnique ? Non pas ; il a détruit des populations entières dans le Hedjaz et au Sennaar ; il a massacré les Mamelucks ; il s’est révolté contre son maître ; il abattu l’armée turque à Konièh et à Nézib ; il a été un souverain implacable, et c’est pourquoi sa mémoire est chère à ses peuples. Il était hardi, de résolution prompte, et ses scrupules n’ont point entravé ses projets. Il était né en Macédoine, comme Alexandre le Grand, et le rappelait avec orgueil. Sa dissimulation était profonde, et jamais il n’était plus terrible que lorsqu’il avait été obligé de feindre. On m’a raconté une anecdote qui le peint sous son double caractère, que je crois vraie dans son ensemble, mais dont les détails ont peut-être été exagérés par l’imagination orientale. Peu de temps après la destruction des Mamelucks, le capoudan pacha entra dans le port d’Alexandrie avec une flottille composée de cinq navires. Dans les états soumis à la Sublime-Porte, l’usage était que l’autorité souveraine passât entre les mains du capoudan-pacha aussitôt qu’il arrivait quelque part, vieil usage conservé du temps où les chevaliers de Malte battaient la mer et ravageaient les côtes turques de la Méditerranée. Le capoudan s’appelait Latif-Pacha ; il était secrètement porteur d’un firman d’investiture l’instituant gouverneur de l’Égypte et il avait reçu les instructions du grand-vizir, Kosrew-Pacha, qui croyait que Mehemet-Ali était n ; Arabie. Or Mehemet-Ali n’avait pas encore traversé la Mer-Rouge et il était à Suez. Un homme dévoué monta sur un mahari (dromadaire de course), courut sans relâche, arriva à Suez et prévint son maître. A son tour, Mehemet-Ali sauta sur un dromadaire et à toute vitesse revint vers Alexandrie. Il était seul avec le serviteur qui l’avait averti. Il se rendit à son palais de Ras’Ettin et fit dire à Latif-Pacha qu’il l’attendait pour lui remettre lui-même le gouvernement de l’Égypte. « Latif-Pacha vint au palais suffisamment escorté et trouva Mehemet-Ali avec deux ou trois officiers. La comédie fut bien jouée. Mehemet-Ali se précipita au-devant de celui qui croyait déjà être son successeur et baisa le bas de sa robe ; il lui dit : « Tu es l’ombre du padischah qui est l’ombre de Dieu, je mets ma barbe dans ta main ; ici tout est à toi,