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A l’époque où j’arrivais à Alexandrie, le rêve de Mehemet-Ali achevait de s’évanouir. Le vassal qui aurait anéanti l’empire des padischahs, qui serait entré vainqueur à Constantinople et qui aurait substitué sa dynastie à celle d’Othman s’il n’avait été arrêté par la diplomatie européenne, avait voulu rajeunir l’antique Isis. Il avait cherché à opérer la transfusion de la civilisation comme on opère la transfusion du sang. Il avait appelé près de lui des Européens, soldats, ingénieurs, médecins, économistes, comptables, et leur avait livré l’Égypte. Grâce à la tactique introduite dans son armée par d’anciens officiers de l’empire, il fut vainqueur des Turcs et des Wahabis, mais ce fut tout. On éleva quelques manufactures sur les bords du Nil, on pulvérisa les temples en calcaire tendre pour en faire de la chaux, mais on ne modifia pas, on ne put modifier la génération des idées, les façons d’être d’une race mâtinée d’Africains et de Sémites, dont les instincts sont naturellement en opposition avec ceux de la race aryenne. Les efforts de Mehemet-Ali ont échoué ; il n’a pu réussir à créer ni instruction ni industrie chez un peuple rebelle à l’industrie et à l’instruction ; à force de coups de bâton, il a fait des soldats, mais n’est jamais parvenu à faire un mécanicien. Toutes les races ne sont pas les mêmes, elles n’ont pas des aptitudes semblables ; ce qui est possible à tel degré de latitude est impossible sous tel autre ; les civilisations se développent selon les climats, et le don de la parole, qui est commun à tous les hommes, n’implique pas l’égalité, ni surtout la similitude des facultés. Les lois de l’atavisme, les fatalités de l’espèce, les conditions géographiques pèsent plus qu’on ne le croit sur les peuples et sur leurs habitudes. Les sultans ont des palais qui semblent construits d’après la description des contes de fées : dans ces palais, ils gardent pour leur usage particulier des appartemens meublés avec le luxe moderne : lits à baldaquins, porcelaines de Sèvres, orfèvrerie d’Angleterre, étoffes de Lyon, rien n’est trop beau, rien n’est trop cher. Sait-on où ils couchent ? Dans une chambrette isolée, sur un divan recouvert d’un tapis, entre deux coffres de bois qui contiennent les bijoux les plus précieux, comme faisaient leurs ancêtres lorsqu’ils guidaient la horde du Mouton blanc. Toutes les fois que les hommes d’origine aryenne voudront imposer leurs coutumes aux hommes de race sémite, touranienne ou africaine, ils échoueront. Le grand art des conquérans et des colonisateurs est de tirer parti, en les développant, des aptitudes propres au peuple conquis et non pas de vouloir lui en donner de nouvelles ; ceci ressemble à un lieu-commun ; soit, mais tous les essais de colonisation et de civilisation importée ont mal réussi, faute de s’être appuyé sur cette vérité si simple qu’elle en est banale. Pour mieux européaniser