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entreprenant qui se jetait ainsi tête baissée dans une si grosse aventure, sans autre appui qu’un souffle de faveur populaire et un consentement arraché à un gouvernement débile. La hardiesse du dessein prête quelque mérite au fait seul de l’avoir conçu et au succès, à la vérité stérile et passager, qui l’a un instant couronné.

Depuis la rivalité de François Ier et de Charles-Quint, la couronne impériale n’étant plus élective que de nom, l’idée de l’arracher à la maison d’Autriche renversait toutes les traditions des chancelleries et tous les fondemens du droit public européen. Pour mener à fin une telle révolution, on ne pouvait se flatter qu’il suffît de peser sur le choix du collège électoral, diminutif d’assemblée, aussi dépourvu d’esprit de corps que d’initiative, et dont la majorité, composée de souverains très faibles, était hors d’état de regarder en face un péril quelconque. Il fallait s’être rendu maître de tous les ressorts et changer tous les pivots de la machine du saint-empire, la plus compliquée qui fut jamais, dont la dignité suprême elle-même n’était que la tête chancelante et très mal ajustée sur le corps. De plus, en descendant dans cette arène confuse, l’ambassadeur de la France devait se préparera s’y rencontrer face à face avec les représentans de toutes les cours d’Europe : les uns accrédités comme lui auprès de la diète électorale ; les autres exerçant sur les principaux centres politiques d’Allemagne une influence prépondérante. Il fallait être prêt à faire tête à leur opposition ou savoir désarmer leurs rivalités en conciliant leurs intérêts. Enfin, la plupart des comptes diplomatiques se réglant en ce monde par la force, si l’on voulait frapper l’Autriche au cœur, il fallait se préparer à l’aller chercher, sur les bords de l’Elbe ou du Danube, à des profondeurs où le drapeau français n’avait jamais pénétré.

Telles étaient les mille faces du problème que Belle-Isle se proposait de résoudre à lui tout seul. En parcourant sa volumineuse correspondance, qui remplit des rayons entiers aux archives de la guerre et des affaires étrangères, presque toute autographe et reconnaissable à un trait nerveux et précipité, on voit qu’il n’en est aucune qu’il n’eût envisagée et étudiée. Un instant d’examen donné à sa suite aux diverses parties de cette vaste tâche est indispensable pour en bien saisir la complexité et l’étendue.


Duc DE BROGLIE.