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consolation. « Je ne pus, dit-il, retenir ma vivacité, et ce fut peut-être avec imprudence, mais avec la plus grande force, que je lui reprochai de ne faire rien qu’à demi… J’ajoutai tout ce dont la matière était susceptible et sans aucun ménagement. Peut-être dans ce moment le cardinal se repentit-il de m’avoir chargé de la besogne ; cependant il ne me montra pas d’aigreur. Il me dit d’aller voir M. Amelot et qu’il était nécessaire que je traitasse avec lui tous les détails qui concernaient mon ambassade. »

Belle-Isle n’avait garde de laisser refroidir le fer, qu’il ne trouvait déjà pas assez chaud. Il passa la nuit à noter sur un agenda tous les points nécessaires à un plan de campagne en règle, armemens, subsistances, fournitures et équipemens de toute nature. C’était la guerre avec son formidable appareil. Revenu le lendemain chez Fleury, il lui donna sans pitié lecture de son élucubration nocturne. A chacun des articles de cette écrasante énumération, le pauvre ministre, épouvanté, poussait un cri de douleur. Mais, à chacune de ces exclamations, Belle-Isle répondait par ce refrain dédaigneux : « Aimez-vous mieux ne rien faire ? alors, observez la pragmatique et congédiez le roi de Prusse. » Et le cardinal baissait la tête avec un soupir, d’un air résigné.

« La quantité de détails, dit Belle-Isle, dans lesquels il voyait qu’il fallait entrer, l’étonna, et si j’ai quelque reproche à me faire, c’est en voyant alors combien un projet de cette élévation et de cette étendue était au-dessus de son génie et de son caractère, de m’être chargé de l’exécuter et de ne pas prévoir que ce que j’obtiendrais pour ainsi dire par force et par ma présence demeurerait sans exécution ou ne le serait qu’en partie et toujours faiblement et après coup, comme l’expérience me l’a appris. Mais l’objet était si essentiel et si pressant, et intéressait si fort la gloire du roi et l’intérêt de l’état, que je crus devoir passer par-dessus ces considérations qui m’étaient personnelles, voyant que de tous les inconvéniens le pire était de ne rien faire. »

Pressé aussi entre deux impatiences également impérieuses, Frédéric qui attendait une réponse et Belle-Isle qui la dictait, le cardinal se laissa faire et l’offre prussienne fut acceptée ; mais, comme pour marquer la concession qu’on lui arrachait d’un cachet qui lui fût propre, il se donna le singulier plaisir de rédiger lui-même une note devant servir de thème à la conversation de Valori et où il s’amusait à répondre trait pour trait, et presque saillie pour saillie, à tout ce que le roi de Prusse lui avait fait dire. C’est une sorte de procès-verbal dressé sur deux colonnes : propos du roi de Prusse d’un côté, réponses du cardinal de l’autre. On y voit deux chefs d’état, aussi différens de génie qu’inégaux, faire assaut de bel esprit et jouer au plus fin.