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faisaient œuvre. Les fins connaisseurs le félicitaient de cacher si bien un jeu dont ils ne voulaient pourtant pas êtres dupes. Et quand Botta affirmait que l’Autriche résisterait à toute invasion de ses provinces : « Bon ! disait-on, ce sera encore un jeu. Vous voulez qu’on vous prenne la Silésie et ne céder qu’à la force, afin qu’on ne dise pas que c’est vous-même qui renoncez à la Pragmatique. »

Ajoutez qu’autour de Frédéric d’habiles réticences accréditaient ce bruit par la manière même de le démentir. Valori seul doutait encore, « car enfin, disait-il, assez sensément, s’ils sont d’accord, pourquoi tant de bruit et de soldats ? » Mais il n’en tenait pas moins sa cour au courant de l’opinion commune. « M. de Botta est arrivé, écrivait-il, le 3 décembre, éprouvant ou jouant la surprise des préparatifs qu’il a trouvés en Silésie : il nie tout accord entre le grand-duc et le roi. » Et le 6 : « M. de Botta a eu une entrevue avec le roi qui l’a assuré de son dévoûment à la reine de Hongrie. Il est tout confondu : que signifie tout cela ? » Enfin le 10 : « M. de Botta témoigne toute sa colère ; s’il joue la comédie, il s’en acquitte à merveille[1]. » Mais le soir de ce même 10 décembre, Frédéric mandait lui-même Botta et, lui annonçant qu’il allait prendre en personne le commandement de ses troupes, il lui révélait le plan mystérieux qui tenait depuis six semaines toutes les imaginations en suspens.

On sait quel était ce plan : ce n’était pas moins que l’exigence formelle de la cession de la Silésie, signifiée à Marie-Thérèse et accompagnée au même moment de la prise de possession à main armée de cette province, sans déclaration de guerre et même sans avertissement préalable. Tous les documens contemporains attestent le scandale et l’indignation universels que ce dessein perfide, éclatant comme une bombe sur l’Europe étonnée, causa à tout ce qui conservait le moindre souci de moralité et d’honneur. Le temps, le succès et la gloire ont depuis lors produit leur effet ordinaire, et l’écho de ce cri de la conscience publique n’arrivait plus que très affaibli à la postérité. Il s’était même trouvé, en dehors de l’Allemagne, dans ces derniers temps, des historiens sérieux, comme le célèbre Anglais Carlyle, pour entreprendre la justification de ce coup de force. On dirait que les archivistes de Berlin ont pris à tâche de raviver l’impression qui s’effaçait. Ce sont eux en tout cas qui nous ont dévoilé par leurs révélations nouvelles à quel point le caractère déjà suffisamment odieux de l’entreprise avait été aggravé, dès le premier jour, par l’astuce et l’hypocrisie qui présidèrent à son élaboration clandestine.

Tout d’abord il ressort du rapprochement des dates des divers

  1. Valori à Amelot, 3, 6, 10 décembre 1740.