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Les Manon Lescaut et les Emma Bovary sont de cette famille. On dit d’un mot qu’elles manquent de sens moral. Cependant il y a, d’autre part, des âmes délicates, qui ne sont pas plus que les autres à l’abri de la tentation, ou même de la faute, dont « les désirs peuvent courir plus vite que leur honneur » et dont « les passions peuvent être plus ardentes que leur foi[1], » mais qui ne se parent point de leur faute et qui ne s’enorgueillissent pas d’avoir cédé à la tentation. C’est précisément pour elles que l’on a inventé la casuistique. Elles en sont la cause occasionnelle, comme eût dit Malebranche, et Leibniz pourrait ajouter qu’elles en sont la raison suffisante. Il ne s’agit pas d’endormir dans la sécurité d’une fausse paix le remords de leur conscience ; il s’agit de les empêcher de réparer une faute par une autre faute et d’aggraver le mal en essayant de l’expier. Car c’est communément ce qu’elles font dès qu’elles sont livrées à leur seule inspiration. C’est ce que fait doña Blanca, quand elle veut sacrifier sa propre fille à l’ardeur dont elle brûle d’effacer à jamais les conséquences d’un premier crime. Elle cherche, en mariant sa fille à l’héritier naturel de la fortune des Roldan, un apaisement qu’elle ne trouvera pas, et, tout entière à la pensée de la réparation, elle ne voit pas, elle ne sent pas qu’en travaillant ainsi de ses mains au malheur de sa fille elle ajoute le crime de la mère au crime de l’épouse. Mais remarquez bien qu’il n’y a pas plus égoïsme ici, dans l’erreur de cette mère aveuglée, qu’il n’y avait hypocrisie tout à l’heure dans le fait de l’épouse recouvrant d’un impénétrable orgueil le secret de sa faute. Où il y a dessein de réparer sa faute, et de quelque principe que ce dessein procède, que ce soit du besoin d’étouffer le remords, ou de compenser le préjudice, ou de payer la faute, on peut se tromper sur les moyens, mais il n’y a pas égoïsme. Tout de même, il n’y a pas hypocrisie là où l’éternel secret dans lequel on ensevelit la faute et la perpétuité de l’humiliation intérieure empêchent le coupable de retourner à sa faute et lui servent de défense toujours active contre l’assaut de la tentation. C’est pourquoi nous ne pouvons pas nous empêcher d’éprouver pour une telle femme, comme tous ceux qui l’entourent, une sympathie profonde, parce qu’elle souffre et parce que le principe de sa souffrance est justement la beauté morale de sa nature. Elle a trompé son mari, c’est vrai ; elle a fait le supplice de son amant, c’est vrai ; elle va faire le malheur de sa fille, c’est encore vrai. Mais pourtant nous ne pouvons guère nous défendre de la plaindre et d’avoir pour elle une compassion où il se mêle presque autant d’estime que de pitié. C’est qu’éclairés par la lumière de la casuistique, nous avons vu dans cette âme, et

  1. …. my desires
    Run not before mine honour, nor my lusts
    Burn hotter than my faith.
    (Le Conte d’Hiver, IV, III.)