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pas d’exemples dramatiques ou romanesques ? J’en invoquerai donc des plus vulgaires. Vous avez de lourdes dettes et une famille nombreuse à soutenir : que ce soient des dettes contractées par vous ou à vous léguées par les circonstances, il n’importe : je vous défie bien de ne pas chercher une composition entre le devoir de payer ces dettes et le devoir de nourrir votre famille, tous deux également clairs, stricts et catégoriques. Superposez maintenant quelques autres devoirs à ceux-ci : comme le devoir de courir au foyer de l’épidémie si vous êtes médecin, le devoir d’aller prendre la fièvre jaune à la Martinique ou la dysenterie en Cochinchine si vous êtes marin, le devoir d’aller vous faire casser quelque part la tête, si vous êtes militaire : vous conviendrez qu’il peut résulter, a un moment donné, de cet entre-croisement d’obligations, qui ne s’ajoutent pas seulement, mais qui se contrarient les unes les autres, de douloureuses complications, et que pour les dénouer ce n’est pas trop d’une sensibilité morale très délicate, soutenue d’un jugement droit, et d’une expérience étendue de la vie. J’avoue que je voudrais un peu plus de cette casuistique dans un roman français et je ne crois pas qu’aucun lecteur s’en plaignît.

Il est vrai qu’il nous faudrait commencer par perdre de certaines habitudes qui nous sont invétérées. Le romancier espagnol a posé son problème, et nous venons d’essayer de montrer la difficulté de la situation. Mais, Français que nous sommes, je veux dire admirateurs des beautés rectilignes de la logique bien plus que des finesses et des délicatesses de la psychologie, nous aurions promptement résolu le cas de conscience de doña Blanca de Roldan d’une façon simple, élégante et hardie, — en le niant. « Car, auraient dit les uns, de quoi s’embarrasse-t-elle ? Vous venez vous-même de le dire ; ce qui est fait est fait ; cette femme est folle ; si elle se repent, qu’elle se punisse ; ou, si le courage lui manque, eh bien ! qu’elle étouffe ses remords ! » Et les autres : « Il est impossible qu’une femme qui a trompé son mari n’ait pas pris, depuis vingt ans, son parti de l’avoir trompé ; ses remords ne sont qu’une grimace ; et sa dévotion, bien loin de la relever à nos yeux, est justement ce qui l’achève ; nous aimons qu’on soit ce qu’on est. » Ceux-ci sont les pharisiens ; les premiers étaient les sceptiques. Et l’auteur espagnol leur répond : Vous vous trompez ; cette femme était avant sa faute non-seulement une dévote, mais une sainte, et depuis sa faute, précisément parce que c’était une sainte, c’est une créature qui souffre et qui ne cessera de souffrir qu’en cessant de vivre. Bien plus, elle souffrait jusque dans sa faute. « Une seule femme au monde m’a vraiment aimé, dit son complice, d’un amour ardent et coupable. Je l’aimai aussi, — pour mon malheur ! car elle avait une humeur de tous les diables. Nous nous adorions, et l’histoire de nos amours ne fut qu’une succession de querelles quotidiennes… Elle avait été une sainte,