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cadavres, à travers un fleuve de sang. On s’attaquait à son omnipotence ministérielle, à ses nerfs orageux ; on cherchait, mais en vain, à exciter les susceptibilités de son souverain ; on faisait allusion au temps où le nom du roi était sans cesse sur ses lèvres. On opposait à sa soumission déférente d’alors son absolutisme hautain d’aujourd’hui. On montrait sa personnalité envahissante, absorbant tout en Prusse et dans la Confédération du Nord, n’admettant plus de contradictions, tenant sous sa coupe ou brisant ministres et ambassadeurs. On allait jusqu’à évoquer perfidement le souvenir d’illustres rebelles ; on murmurait le nom de Wallenstein. Ego et rex meus, telle était l’orgueilleuse devise qu’on lui prêtait. Ses détracteurs étaient nombreux, implacables ; il s’en trouvait jusque dans les rangs de sa diplomatie, qui, astucieux, entreprenant, tout en servant leur pays avec ardeur, ne perdaient aucune occasion pour le coutre-carrer, le discréditer dans l’espoir de le perdre. Ils ne connaissaient guère le roi. Ils oubliaient que celui-ci subordonnait tout, jusqu’à son amour-propre, à la raison d’état, que, s’il avait le cœur chaud, il avait la tête froide, et que s’il écoutait toujours le dernier venu, ce dernier venu était toujours le comte de Bismarck.

De tous les compétiteurs du premier ministre, le comte de Goltz était sans contredit le plus dangereux. Il avait à la cour de puissans auxiliaires, et le souverain ne pouvait oublier que, grâce à son habileté, il avait pu jeter toute son armée sur l’Autriche, en pleine sécurité du côté de la France, qu’en un tour de main, tandis qu’on négociait laborieusement à Nikolsbourg, son zèle et son astuce avaient su arracher à l’empereur, par surprise, tout le Hanovre, toute la Hesse électorale, le duché de Nassau et la ville libre de Francfort. Aussi l’ambassadeur, avec l’orgueil des services rendus, ne craignait pas dans ses rapports au roi de combattre les instructions de son ministre et de prendre parfois à Paris le contre-pied de sa politique. Il n’avait pas dans l’origine, tant s’en faut, combattu la cession du Luxembourg ; il avait insisté, au contraire, sur la nécessité de donner une satisfaction à la France, et de la réconcilier avec les agrandissemens de la Prusse. Mais, quand il vit M. de Bismarck mal engagé, compromis dans une négociation scabreuse, en lutte avec les répugnances du roi et l’opposition des généraux, loin de lui faciliter la tâche, il s’appliqua à le contre-carrer. Il se flattait qu’acculé dans un fâcheux dilemme qui le condamnait ou à manquer aux engagemens qu’il avait contractés avec la cour des Tuileries, ou à porter atteinte à l’amour-propre prussien surexcité, il ne lui resterait d’autre parti à prendre que de se démettre. En nous prêtant des arrière-pensées agressives et en fournissant aux généraux, par de perfides rapports, de « puissans argumens » pour entraver la cession du Luxembourg, le comte de Goltz s’inspirait moins encore de son