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grande fut sa surprise ; il apprenait que M. de Bismarck avait subitement disparu. On présumait qu’il était parti pour la campagne, on ignorait le chemin qu’il avait pris ; il n’avait laissé à son substitut, M. de Thile, ni instructions, ni adresse. Toute action diplomatique était forcément suspendue. Que signifiait ce brusque et mystérieux départ dans une heure aussi décisive ? Était-il motivé par la santé du ministre ? était-il l’indice d’un dissentiment grave avec le souverain ? M. de Bismarck, prévenu par le comte de Bernsdorf, tenait-il à éviter les communications anglaises ? ou bien, avant de prendre une suprême résolution, avait-il jugé indispensable de se soustraire aux passions qui s’agitaient "autour de lui, et voulait-il décider de la paix et de la guerre dans le silence et dans le recueillement ? Toutes les conjectures étaient autorisées. Les uns prétendaient qu’il s’était dirigé sur Paris pour conférer secrètement avec l’empereur Napoléon, d’autres au contraire affirmaient qu’il se concertait, sur les confins de la Pologne, avec le prince Gortchakof.

M. de Bismarck n’était ni en France ni en Pologne ; il s’était retiré en Poméranie, soucieux de sa santé, surtout de sa popularité. Il tenait à laisser au roi le mérite comme la responsabilité des concessions que l’attitude des puissances et les hésitations de l’Allemagne méridionale imposaient de plus en plus au gouvernement prussien. Il voulait avoir l’air de subir les négociations plutôt que de les conseiller. Il reparaissait du reste à Berlin le 25, au soir, après une éclipse de cinq jours. Il assistait le lendemain, chez le prince royal, en même temps que M. Benedetti, à un concert donné à l’occasion du mariage du comte de Flandres et de la princesse de Hohenzollern. Ils s’observèrent de loin, sans chercher à se rapprocher. En s’abordant, ils n’auraient pu que récriminer. Le ministre reprochait en effet tout haut à l’ambassadeur d’avoir méconnu sa pensée, travesti ses paroles, et l’ambassadeur, plus courtois, regrettait, sans le cacher, les défaillances de mémoire du président du conseil. M. Benedetti était du reste, ce soir-là, l’objet des prévenances de la cour ; le prince royal, le prince Frédéric Charles et le duc de Cobourg protestaient à l’envi des sentimens conciliant de la Prusse. Le roi, toujours affable et chevaleresque, paraissait dégagé de toute arrière-pensée inquiétante, et la reine Augusta, avec sa grâce idéale, s’appliquait, en redoublant d’aménité, à panser des blessures qu’elle savait saignantes.

Le roi Léopold était le lion de la fête. Il était radieux ; l’union de la maison de Brabant avec la maison de Hohenzollern comblait ses vœux ; elle assurait le salut de la Belgique et la sécurité de son trône. Il tranquillisait l’ambassadeur de France sur l’issue du conflit ; c’était l’agneau s’efforçant de calmer les appréhensions du loup.