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n’est-il pas contre son intention, le renversement de toute sa doctrine sur la finalité esthétique et l’art de la nature, doctrine analogue à celle de MM. Ravaisson et Lachelier ? Si les perfections formelles ne sont en réalité que des imperfections agréables pour nous, au lieu d’y voir le résultat d’une puissance poursuivant le beau, il y faut voir plutôt des impuissances, des forces contre-balancées et mutuellement réduites à l’équilibre, en un mot des nécessités. Nous en revenons alors à dire que, si la pureté et la régularité des formes mathématiques nous plaisent, bien qu’elles soient des qualités négatives, c’est uniquement parce qu’elles simplifient le travail de notre pensée ou de nos yeux pour les embrasser ; et ce besoin de simplification tient lui-même à notre impuissance.

A force de se façonner aux conditions de l’existence universelle : et à celles de notre propre existence, notre cerveau finit par prendre les empreintes qu’il reçoit pour des idées qui auraient guidé un artiste. Bien plus, comme rien ne peut entrer en lui que selon les voies qui y ont été ouvertes et selon les lignes déjà tracées de sa structure, il finit par retrouver sa structure propre en toutes choses et par s’imaginer que la nature prévoit comme il prévoit, comprend comme il comprend, aime le beau comme il l’aime, poursuit l’idéal qu’il poursuit. Les partisans de la finalité esthétique, déçus par cette illusion instinctive, ressemblent à quelqu’un qui, regardant à travers un kaléidoscope et s’émerveillant de la régularité toujours symétrique des figures, prendrait les jeux du hasard et de la nécessité pour les jeux de l’art et de l’amour. Quoi de merveilleux, pourtant, à ce que toutes les images soient symétriques et forment, par exemple, des étoiles à plusieurs rayons, si l’instrument contient des miroirs qui se renvoient la lumière sous des angles déterminés ? Quoi de merveilleux aussi à ce que tout dans la nature nous paraisse régulier et ordonné, si nos miroirs intellectuels sont en une relation constante avec les choses mêmes ? Enfin, comment ne serions-nous pas tentés de prendre les harmonies des choses avec notre intelligence et avec notre sensibilité pour des fins prévues et voulues, quoiqu’elles ne soient que les résultats nécessaires des actions de l’univers sur nous et de notre accommodation à l’univers ? Ainsi, à l’extrémité de l’instrument intérieur qui reflète régulièrement les formes mouvantes des choses, nous croyons apercevoir, comme une vision sublime, « le ciel des idées. » A vrai dire, il n’existe que dans notre pensée, et c’est en nous seulement, puis, par notre intermédiaire, autour de nous, qu’il peut se réaliser.


ALFRED FOUILLEE.