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un ordre régulier ou harmonique. M. Lachelier raisonne comme si un mouvement pouvait être seul ou était effectivement seul dans la nature ; en réalité, il y a simultanéité d’objets en mouvement, puisque tout mouvement a lieu dans un milieu et y engendre des mouvemens simultanés en tous sens. Or cela suffit pour produire tous les prodiges de formes harmonieuses qui étonnent les esthéticiens. En effet, par cela même qu’il y a simultanéité de mouvemens, il y a des résistances mutuelles, et par cela même qu’il y a des résistances mutuelles, il y a des résultantes qui affectent des formes régulières. M. Spencer a parfaitement démontré, selon nous, et c’est aussi l’avis de Tyndall, que tout mouvement qui rencontre un milieu résistant devient rythmique, c’est-à-dire ondulant et curviligne ; tout mouvement réel est rythmique, parce que le mouvement abstrait est le seul qu’on puisse supposer isolé et sans milieu résistant. Le monde est comme un vaisseau qui vogue sur une mer ondoyante en se balançant avec les vagues ; ses voiles ondulent, ses mâts frémissent, sous un vent soumis lui-même à un rythme analogue. Alors naissent toutes les figures géométriques ; leurs harmonies proviennent des résistances réciproques et conséquemment l’accord naît du désaccord même. Telle encore la mêlée d’une bataille, contemplée du haut d’une montagne, pourrait sembler un concert de mouvemens fait pour charmer les yeux par ses lignes plus ou moins régulières. Approchez et vous retrouverez la lutte pour la vie, la mort et l’écrasement des faibles, le cri de détresse des vaincus, le cri de triomphe des vainqueurs. M. Lachelier s’accorde avec M. Ravaisson pour croire que la beauté « est le dernier mot des choses. » — « Sous les désordres, dit M. Ravaisson, et les antagonismes qui agitent cette surface où se passent les phénomènes, au fond, dans l’essentielle et éternelle vérité, tout est ordre, amour et harmonie. » Nous craignons plutôt que ce ne soit l’esthétique qui se joue à la surface des choses, même des choses dont l’horrible fait le fond. Deux monstres qui luttent et s’entre-dévorent sous les eaux produisent un tourbillon qui, à la surface et dans le lointain, se propage en belles ondes symétriques, pendant que Bernardin de Saint-Pierre, à la vue de ces courbes gracieuses, admire les harmonies de la nature et la bonté du Créateur.

Si le mécanisme suffit à expliquer et les séries et les systèmes, et les systèmes réguliers de mouvemens, nous ne saurions admettre le tableau tracé par M. Lachelier de la dissolution réservée à un monde qui, par hypothèse, serait soumis aux lois exclusives du mécanisme ou des causes efficientes ; en un mot au monde des naturalistes. Cette peinture du chaos mécanique, sous ses apparences de rigueur, nous semble une de ces fictions que l’imagination conçoit quand elle travaille sur le possible elle contingent, abstraction