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conditions mécaniquement nécessaires d’équilibre et de persistance ; par cela même, les êtres vivans tendent à prendre cet équilibre, indépendamment de toute cause finale, immanente ou transcendante, comme la balance qui oscille tend à l’immobilité de ses plateaux, comme la marée qui monte tend à son plein accoutumé. De même, si M. Taine a dit que la conservation du type est, dans les êtres animés, le « fait dominateur duquel dépendent tous les autres, » on ne peut pas immédiatement, avec M. Ravaisson, en tirer cette conséquence : « Concevoir que la perfection, en cette qualité même, commande, nécessite, évidemment c’est concevoir qu’elle produit le désir et par le désir le mouvement. » M. Taine aurait tort d’accepter une telle conclusion, : car ce n’est pas en tant que perfection ni comme cause finale que l’équilibre du type commande tout le reste, c’est comme condition mécanique ou purement efficiente de la génération, de la persistance dans la vie et conséquemment dans la jouissance de la vie. Ce n’est point là une raison pour placer dans les cellules d’un oiseau le désir immanent de réaliser le type de l’oiseau, c’est-à-dire de former un corps à vertèbres symétriques, muni de poumons pour respirer, d’ailes pour voler, etc. Ce n’est point non plus une raison pour attribuer à l’étoile de mer, par exemple, une tendance obscure à réaliser une figure esthétique, ni pour prêter aux gouttes d’eau qui tombent des parois d’une grotte une tendance à former des stalactites aux formes élégantes. Supposez une contrée envahie tout à coup par l’ennemi et les hommes se reployant en toute hâte vers la ville voisine où ils trouveront un abri ; un spectateur pourra voir d’en haut de longues files d’hommes qui, sous l’impulsion d’une même crainte, se dirigent de toutes parts vers un même centre et forment comme des rayons réguliers ; sera-ce une raison pour attribuer à chacun des fugitifs le désir de réaliser une figure de géométrie régulière et parfaite comme une étoile à plusieurs rayons ? Le besoin intérieur de conservation individuelle chez chacun, et la communauté des conditions d’existence extérieure chez tous seront plus que suffisans pour expliquer la convergence des directions, sans aucune intervention de l’esthétique ou de la morale.

Nous ne saurions donc admettre que M. Ravaisson, — ou d’autres éminens philosophes, tels que MM. Renouvier, Vacherot ou Janet, — ait le moins du monde réfuté les positivistes et les naturalistes, Auguste Comte, M. Taine, M. Herbert Spencer, par ses éloquentes considérations sur l’esthétique universelle. Autre est le matérialisme brut et abstrait, système insoutenable que M. Ravaisson définit comme « ramenant la pensée à la vie, la vie au mouvement, le mouvement même à un changement de relations de corps bruts et tout passifs, » autre est le naturalisme contemporain qui ramène tout à la