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précieuses, peintes au naturel. « La Vierge triomphante est en robe de bal de satin blanc et bleu, décolletée, coiffée en cheveux et couverte de pierreries fausses, en diadème, en collier, en broche, en pendans d’oreilles, en bracelets. La Vierge de douleurs est vêtue de moire antique noire, les cheveux épars sur les épaules, tenant à la main un mouchoir garni de dentelles qu’elle porte à ses yeux avec l’attitude d’une prima-donna d’opéra qui chante une romance de désespoir. » Ne peut-on pas soupçonner que cette dévotion matérialiste n’est qu’une tradition des temps païens ?

Quand on a lu l’ouvrage de M. Lenormant, non-seulement on connaît le passé et le présent de la Grande-Grèce, mais on peut en préjuger l’avenir. Ce malheureux pays, à ce qu’il lui semble, est appelé à des destinées meilleures. Il abonde en richesses naturelles qui n’ont pas été exploitées depuis des siècles ; il possède une population sobre, énergique, laborieuse ; surtout il est admirablement situé pour prendre une part importante au commerce de la Méditerranée. Quelques indices, relevés avec soin par M. Lenormant, semblent indiquer qu’il s’y prépare et qu’il cherche à se remettre dans les conditions qui lui ont été si favorables autrefois. Du temps des Grecs, les villes importantes étaient placées près du rivage ; c’est de là que leur vint la fortune. La plaine assainie, cultivée, donnait aux habitans d’admirables récoltes et la mer leur permettait de les échanger avec les produits des autres peuples. La vie s’est déplacée au moyen âge. La mer alors, c’était le danger : les pirates musulmans arrivaient à l’improviste, et avant qu’on songeât à leur résister, ils pillaient les maisons, enlevaient les hommes et les femmes, qu’ils allaient vendre sur les marchés d’esclaves. Pour leur échapper, on quitta la plaine, qui redevint un désert malsain, et l’on se réfugia sur les montagnes voisines. Là, du haut du nid d’aigle où l’on s’était retiré, derrière de bonnes murailles solidement fermées, on pouvait guetter de loin une voile ennemie et se mettre en défense. Un mouvement contraire est en train de s’accomplir aujourd’hui, et c’est le chemin de fer des Calabres qui en a fourni l’occasion. De Tarente à Reggio, il court presque toujours le long du rivage, ramenant l’agitation et la vie à ces terres désertes. Autour de la gare, quelque temps isolée, des maisons se sont peu à peu groupées ; leur nombre augmente tous les jours ; les villes commencent à descendre de leurs hauteurs pour s’établir de nouveau dans les plaines et se rapprocher de la mer : la mer sera pour elles le chemin de la fortune, comme elle l’était du temps des Grecs.


GASTON BOISSIER.