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de résister aux charmes amollissans du climat, que c’était un séjour malsain pour la vertu, que les hommes y perdaient leur énergie, que les femmes y étaient encore plus exposées et que, « s’il y venait quelquefois des Pénélope, il n’en sortait jamais que des Hélène ; » Le romancier Pétrone, voulant placer ses héros, des fripons, des débauchés dans un milieu qui leur convienne, les fait voyager dans la Grande-Grèce ; il pense que là les aventures qu’il leur prête, si légères qu’elles soient, ne paraîtront pas invraisemblables. Quand ils approchent de Crotone, un paysan qu’ils rencontrent leur dit : « Mes bons amis, si vous êtes d’honnêtes négocians, fuyez au plus vite ; mais si vous appartenez à ce monde plus distingué qui sait mentir et tromper, vous pouvez venir, votre fortune est faite. Songez qu’ici on n’a nul souci des lettres, que l’honneur et la probité n’obtiennent ni récompense ni estime. La population entière est divisée en deux classes, les dupeurs et les dupes. Cette ville où vous allez entrer ressemble tout à fait à une campagne ravagée par la peste, où l’on ne voit que des cadavres qui sont dévorés et des corbeaux qui les dévorent. » Crotone, comme on voit, ne se souvenait plus guère des leçons de Pythagore. Tarente était toujours « la molle Tarente, » et les Sybarites avaient un grand nombre d’héritiers. Évidemment cette corruption de mœurs était un legs du passé : dans ce pays devenu romain, la Grèce avait laissé son empreinte.

De nos jours même, après tant de révolutions, tant d’accidens de toute sorte, ne pourrait-on pas la retrouver ? Ne reste-t-il rien de la Grèce dans ces provinces qui ont subi tant de dominations diverses ? M. Lenormant s’est posé cette question en divers endroits de son livre et il a tenté de la résoudre. Il fait remarquer d’abord qu’il y a quelque chose que les révolutions ne parviennent pas tout à fait à modifier et qui leur survit : c’est l’aspect extérieur et la configuration du pays lui-même. Dans les endroits où les champs sont restés en culture, la Grande-Grèce doit offrir presque le même aspect qu’au temps où elle était habitée par les Grecs. On retrouverait, en cherchant un peu, les sites où Théocrite a placé la scène de quelques-unes de ses églogues, cette vallée de l’Aisaros où Corydon donnait à ses génisses une belle brassée d’herbe fraîche, et, dans celle du Néaithos, « la place où croissent la bugrane, l’aunée et la mélisse à la bonne odeur. » M. Lenormant n’est même pas éloigné de croire que les pâtres modernes ressemblent assez aux bergers antiques, et il nous fait de cette ressemblance un tableau curieux : « Parfois, dit-il, un troupeau de chèvres noires et sèches se repose à l’abri des broussailles de lentisques qui envahissent le fond des ravins ou bien, broute, sur la crête des collines, un gazon ras