Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/38

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de La Bruyère : « Si vous voulez dire : Il pleut, dites : Il pleut. » Lorsque Chateaubriand a écrit : « Je n’ai jamais aperçu au coin d’un bois la hutte roulante d’un berger sans songer qu’elle me suffirait avec toi. Plus heureux que ces Scythes dont les druides m’ont conté l’histoire, nous promènerions aujourd’hui notre cabane de solitude en solitude, et notre demeure ne tiendrait pas plus à la terre que notre vie, » il a fait du style ; lorsqu’il a écrit : « Ces cavaliers enfoncent leurs jambes dans un cuir noirci, dépouille du buffle sauvage, » il a fait de la rhétorique. Or, dans la Tentation de saint Antoine, tu n’as que des guerriers et des dépouilles de buffle sauvage. Il y a des passages excellens, des souvenirs de l’antiquité qui sont exquis ; mais cela est perdu dans la boursouflure du langage ; tu as voulu faire de la musique et tu n’as fait que du bruit. »

Flaubert était ébranlé : « Vous avez peut-être raison, nous dit-il ; à force de m’absorber dans mon sujet, je m’en suis épris et je n’y ai plus vu clair. J’admets les défauts que vous me signalez, mais ils sont inhérens à ma nature ; comment y remédier ? » Ce que nous avions à lui répondre, nous le savions. « Il faut renoncer aux sujets diffus qui sont tellement vagues par eux-mêmes que tu ne peux les embrasser et que tu ne réussis pas à les concentrer ; du moment que tu as une invincible tendance au lyrisme, il faut choisir un sujet où le lyrisme serait tellement ridicule que tu seras forcé de te surveiller et d’y renoncer. Prends un sujet terre à terre, un de ces incidens dont la vie bourgeoise est pleine, quelque chose comme la Cousine Bette, comme le Cousin Pons, de Balzac, et astreins-toi à le traiter sur un ton naturel, presque familier, en rejetant une fois pour toutes ces digressions, ces divagations, belles en elles-mêmes, mais qui ne sont que des hors-d’œuvre inutiles au développement de ta conception et fastidieuses pour le lecteur. » Flaubert, plutôt vaincu que convaincu, nous répondit : a Cela ne sera pas facile, mais j’essaierai. » Cette consultation eut sur lui une influence décisive ; il n’en pouvait méconnaître la bonne foi. Quoiqu’il se révoltât contre nos observations, il comprenait qu’elles étaient justes et, malgré qu’il en eût, elles avaient porté coup. Cela lui fut dur, mais salutaire, et bien souvent, au cours de notre existence, il m’a parlé de cette longue causerie et m’a dit : « J’étais envahi par le cancer du lyrisme, vous m’avez opéré ; il n’était que temps, mais j’en ai crié de douleur. » La conversation avait pris fin ; la maison frémissante de bruit nous apprenait que la nuit était passée ; nous regardâmes la pendule : il était huit heures du matin. Au moment où j’ouvrais la porte, je vis une robe noire qui fuyait dans l’escalier. C’était Mme Flaubert ; son amour maternel n’y avait pas tenu et elle était venue écouter. Longtemps elle nous garda rancune de