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commencement des brevets d’invention[1]. On racontait d’eux beaucoup d’autres choses encore, mais il ne m’est pas possible d’épuiser le sujet, et « la vie de Sybaris » allait beaucoup plus loin qu’on ne peut décemment le dire.

On en a tant dit que M. Lenormant s’est demandé s’il n’y avait pas quelque exagération dans ces reproches amoncelés, et il est tenté de croire que les Sybarites n’étaient pas tout à fait aussi coupables qu’on le prétend. Leur malheur est d’être tombés dans les mains des rhéteurs et des moralistes, gens qui ont moins de souci de dire la vérité que de faire de belles phrases. Il fallait à tous ces prédicateurs de vertu des vicieux bien constatés contre lesquels on pût s’emporter impunément ; les Sybarites ont payé pour tous. Ils sont devenus pendant des siècles le thème obligé de toutes les déclamations d’école. Quelquefois on leur a prêté des vices imaginaires ; le plus souvent on s’est contenté de tourner à mal des actions en elle-même indifférentes et de leur faire un crime de ce qui nous paraît en somme assez innocent. On s’indigne, par exemple, de ce qu’ils allaient à leurs maisons de campagne en voiture au lieu de s’y rendre à pied. Cette action ne semble pas fort coupable aujourd’hui, et M. Lenormant pense que la seule conclusion qu’on peut tirer de ce reproche, c’est qu’ils avaient su établir dans leur territoire de bonnes routes carrossables, ce qui n’était pas habituel chez les Grecs. On les tance aussi très vertement, on les accuse d’être efféminés, parce qu’ils avaient imaginé de protéger leurs rues contre les rayons du soleil en prolongeant des deux côtés les toits de leurs maisons. Ce grief n’est pas plus grave que l’autre, et je crois que ceux qui traversent à midi, dans l’été, les larges boulevards et les vastes places que les architectes de nos jours ont la manie de percer dans les vieilles villes italiennes sous prétexte de les mettre à la mode, seront bien tentés d’absoudre les Sybarites, de les regarder comme des gens de bon sens, qui comprenaient ce qui convient aux villes où le soleil fait rage. Il n’y a pas déraison non plus de leur en vouloir beaucoup d’avoir relégué les métiers bruyans dans les faubourgs. Je leur pardonne même, je l’avoue, la défense qu’ils faisaient de garder dans les maisons des coqs qui réveillent au milieu de la nuit ceux qui veulent dormir ; ce sont là des règlemens de bonne police qu’on observe partout aujourd’hui. M. Lenormant explique aussi d’une façon fort ingénieuse un proverbe qui

  1. Un de ces mets, inventés par les Sybarites, a passé chez les Romains et y a joui d’une grande renommée parmi les gourmets de l’empire. C’est ce qu’on appelait le garum, sorte d’assaisonnement ou de sauce, composé de laitances de maquereaux confites à la saumure, puis délayées dans du vin doux et de l’huile. M. Lenormant pense que ce condiment devait ressembler à l’anchovy’s sauce si apprécié des Anglais. Horace aimait beaucoup le garum.