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ces lieux qu’ils venaient occuper. Il ne leur coûtait guère d’ajouter quelques légendes de plus à la multitude de celles qui circulaient depuis des siècles. On amena donc en Italie tous les héros de la guerre de Troie ; on raconta que Philoctète, Diomède, Idoménée, avaient été poussés par la tempête et qu’ils y avaient fondé des villes qui existaient encore. Catchas lui-même, sur ses vieux jours, s’était fixé, disait-on, dans une grotte du mont Garganus, où il rendait toujours des oracles[1]. Quant à Ulysse, des gens qui s’étaient nourris des beaux récits d’Homère croyaient retrouver son souvenir partout. Ces légendes, qui charmaient l’imagination, avaient de plus l’avantage de rattacher les colons nouveaux à la terre qu’ils devaient habiter. Ces lieux inconnus devenaient aussitôt pour eux un pays ami où ils avaient été précédés par leurs ancêtres, où ils retrouvaient pour ainsi dire des titres de famille et de propriété. On s’y établissait gaîment, sans éprouver ce serrement de cœur que cause la terre étrangère : c’était encore la patrie. Quelques-uns même s’y trouvèrent bientôt si heureux qu’ils ne supportaient plus d’en être éloignés et que, s’il leur fallait revenir en Grèce, ils s’y regardaient comme en exil. Léonidas, de Tarente, un des plus charmans poètes de l’Anthologie, chassé de chez lui par les Romains et forcé de se réfugier dans une ville grecque, faisait écrire sur sa tombe : « Je repose bien loin de la terre italienne, de Tarente, mon pays, et cela m’est plus dur que la mort. »

Aussi voulurent-ils faire en Italie des établissemens plus solides qu’ailleurs. Ils avaient jusque-là fondé plutôt des comptoirs que des colonies. En général, les villes qu’ils bâtissaient n’avaient qu’une étroite banlieue pour territoire. Ils se contentaient d’occuper les côtes et s’éloignaient rarement de la mer. « C’est que la mer était la véritable patrie des Hellènes ; ils ne se sentaient réellement forts qu’en y touchant, et ils n’osaient pas se risquer loin d’elle dans l’aventure de conquêtes continentales étendues. Plusieurs siècles devaient s’écouler encore avant que l’hellénisme conçût la pensée d’une entreprise comme celle d’Alexandre. » Ils furent plus audacieux en Italie. Dès le premier jour, ils se jetèrent hardiment dans l’intérieur des terres et ils en firent la conquête. Il est probable qu’ils trouvèrent peu de résistance : les anciens habitans du pays, qui étaient peut-être de leur race, acceptèrent aisément leur domination. C’est seulement plus tard qu’en voulant avancer toujours, ils vinrent se heurter à ces rudes montagnards italiotes qui n’étaient pas disposés à se soumettre. Ils rencontrèrent les Lucaniens et les

  1. La grotte existe toujours au Monte-Sant’ Angelo, et on la visite toujours avec dévotion. Seulement, depuis le Ve siècle de notre ère, l’archange saint Michel a remplacé Calchas dans la vénération des pèlerins.