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de ce genre. Appartenir à un grand état qui prétend tenir une place importante dans le monde est un plaisir qui coûte cher. Ce n’est que le strict devoir de cet état de donner à ses paysans, par une active sollicitude pour leurs intérêts, par une meilleure législation, par des réformes légitimes et devenues nécessaires, une compensation aux sacrifices qu’il leur impose. »

Nous voilà bien loin des Grecs et en pleine politique contemporaine ; c’est des Grecs pourtant et de l’antiquité que M. Lenormant prétend surtout s’occuper, et le présent lui-même le ramène vite au passé. J’ai dit tout à l’heure qu’en même temps que curieux, il était savant. Il fallait l’être pour pouvoir débrouiller, comme il l’a fait, l’histoire obscure de la Grande-Grèce. Dans les autres pays que visitent les archéologues, leur science trouve des points de repère solides sur lesquels elle peut s’appuyer. En Égypte, à Rome, dans la Grèce, l’antiquité a laissé d’importans débris. Il est rare que les grandes cités aient disparu tout entières, et autour de ce qui reste d’elles, on peut toujours par la pensée reconstruire ce qui n’est plus. Dans la Grande-Grèce, tout s’est perdu, et jamais il n’a été plus juste de dire avec le poète que « les ruines elles-mêmes ont péri. » Ce pays, qui semble fait pour le bonheur et la joie, a quelque droit de se dire le plus malheureux du monde. Si l’on excepte les quelques siècles de paix qu’il doit à la domination romaine, il n’a jamais connu le repos. Toutes les races de la terre semblent s’y être donné rendez-vous pour combattre et piller. Les Grecs de toute famille, les Lucaniens, les Brutiens, les Carthaginois, avec leurs armées de mercenaires, les Romains, les Vandales, les Lombards, les Normands, les Sarrasins, les Allemands, les Espagnols, les Français en ont fait tour à tour un champ de bataille. Pour comble de malheur, la nature y a prodigué tous les fléaux ; les pestes y succèdent presque sans interruption aux famines et les tremblemens de terre aux éruptions des volcans[1]. On comprend qu’au milieu de tous ces désastres, les villes se renouvelant sans cesse et les ruines anciennes étant à chaque instant recouvertes par des ruines

  1. Pour en donner une idée, il suffit de résumer le tableau que fait M. Lenormant des désastres qui ont atteint Catanzaro depuis le XVIe siècle. En 1562, une peste emporte le tiers des habitans ; en 1570, la famine fait de nombreuses victimes et le prix du grain monte à 4 ducats le boisseau ; en 1626, un tremblement de terre renverse toutes les églises et fait périr plusieurs centaines d’habitans ; en 1638, nouveau tremblement de terre, cette fois un peu moins violent ; en 1655, la peste de Naples se propage en Calabre et décime la population de Catanzaro ; en 1659 et on 1693, nouveaux tremblemens de terre. Ce dernier, accompagnant une éruption de l’Etna, détruisit quarante villes de fond en comble et fit périr cent mille personnes en Sicile et en Calabre. On doit mentionner aussi le fameux tremblement de terre de 1783 qui, à Catanzaro, ne laissa pas une seule maison debout, et, rien que dans la Calabre, coûta la vie à quatre-vingt mille individus. Voilà, il faut l’avouer, une bien lugubre énumération.