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régimens suédois. Quelle chance meilleure pouvait jamais se présenter ? Mazeppa convoqua le conseil des anciens et y parut avec une irrésolution feinte, ou réelle peut-être ; il s’agissait de risquer en un jour les fruits d’une patience de vingt ans. L’hetman proposa de se rendre à l’appel du tsar. « N’y vas pas, s’écrièrent les chefs, ou tu te perds et tu nous perds avec l’Ukraine ! Député vers Charles, qui nous attend ; toute hésitation serait impardonnable. — C’est ainsi que vous me conseillez ! répliqua Mazeppa ; allez au diable ! J’emmène Orlik, et seul avec lui j’irai rejoindre Sa Majesté impériale ; vous tous, vous périrez ! » Un instant après, radouci et changeant de ton, il s’adressa amicalement aux anciens : « Enverrons-nous quelqu’un au roi, oui ou non ? — Envoie, il n’est que temps. » répétèrent-ils à l’envi. Alors l’hetman rédigea une note en latin et la confia à Orlik, dépêché en ambassade vers Charles. Puis il s’alita, se disant malade, il manda l’archevêque de Kief pour recevoir les saintes huiles et fit savoir à Menchikof qu’il se sentait au plus mal. Le généralissime du tsar, campé à quelques journées de distance, accourut à Batourine pour conférer avec son allié ; en arrivant au château, il trouva le pont-levis levé ; on refusa de le recevoir. Comme Menchikof s’étonnait, il vit venir à lui le colonel Annenkof, résident du tsar auprès de l’hetman. Cet officier lui annonça que Mazeppa avait passé la Desna, allant droit au camp suédois. Ce jour-là, l’obscure et charmante rivière qui dort dans les bois de Tchernigof sous les roseaux et les nénufars eût pu s’appeler le Ruhicon.

Les années avaient obscurci le coup d’œil jadis si sagace du vieux politique. Dans le duel contemporain, il n’avait pas su voir que Charles était l’artiste d’un rêve et Pierre l’ouvrier d’une grande œuvre ; surtout il n’avait pas compris que le peuple, tiède aux idées politiques, ne s’émeut profondément que pour les idées sociales. L’effervescence était générale en Ukraine à l’approche des Suédois. Mazeppa s’y trompa. Dans ses proclamations véhémentes, il exhorta la Petite-Russie à se lever tout entière pour l’indépendance, à lutter pour les franchises kosakes, menacées par les progrès de l’autocratie moscovite ; il ne fut pas entendu. Ce peuple, paysans et simples Kosaks, voulait avant tout la chute du régime aristocratique ; il ne voyait plus dans ses chefs nationaux que des ennemis, au même titre que les panes polonais jadis. Avec cet instinct historique qui n’a jamais défailli dans le peuple russe, il sentait que le tuteur naturel du pauvre monde contre une oligarchie turbulente et tyrannique, c’était précisément cet autocrate moscovite qu’on lui dénonçait. Les Petits-Russiens se portèrent en masse du côté de Pierre, arrêtant et amenant à ses généraux les émissaires de l’hetman. Mazeppa ne fut suivi que par les colonels et les notables avec