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les possesseurs de fiefs kosaks les réprimaient impitoyablement et faisaient couper une oreille à tout manant pris en flagrant délit de révolte. Pauvre peuple, si doux, si fin, si maniable, avec ses qualités et ses défauts d’enfant ! Pour savoir ce qu’il a souffert, tout le long de l’histoire, il n’est pas besoin de feuilleter les vieux livres ; il suffit de passer le soir devant les portes, au temps de la moisson, et d’écouter les chants qui se prolongent bien avant dans la nuit ; elle est faite d’un désespoir séculaire, cette gamme douloureuse en ton mineur, qui se traîne éternellement sur la même plainte ou se relève sur un hurlement sauvage comme l’appel des loups. C’est d’ailleurs, à peu de variantes près, la mélopée primitive de toutes les races d’Orient ; je l’ai reconnue sans peine pour l’avoir entendue du Nil à l’Oronte, du Danube au Dnièpre. Je sais à Louqsor, dans les ruines du temple, un vieux fellah aveugle qui la module sur sa flûte de roseau, avec une tristesse indicible, comme il sied à la plus ancienne misère attestée par l’histoire ; je sais à Stamboul, sur les degrés de la mosquée aux Pigeons, un mendiant d’Anatolie qui la répète sur sa darbouka avec un accent personnel et pénétrant à faire mal ; je la retrouve dans les chœurs des moissonneurs d’Ukraine, écho uniforme de la peine commune qui pèse depuis tant de siècles sur toutes ces belles et tristes contrées d’Orient. Qu’on pardonne à mon récit de s’y être laissé distraire ; qui de nous n’a parfois suspendu son travail et perdu sa pensée en écoutant sous sa fenêtre le couplet d’un malheureux ?

Les prédécesseurs de Mazeppa avaient gouverné selon les circonstances, en flattant le parti démocratique ou en l’écrasant. Le nouvel hetman resta fidèle aux intérêts de l’oligarchie kosake ; ses mœurs, ses goûts, son éducation polonaise le portaient de ce côté. Il s’établit à Batourine, résidence habituelle des hetmans, non loin de Tchernigof, à l’orée des grands bois qui couvrent encore cette partie de la Petite-Russie. Le train de vie qu’il y mena rappelait la cour de Varsovie bien plus que le campement des premiers Zaporogues. On voit dans les vieilles demeures d’Ukraine les portraits des ancêtres kosaks de ce temps-là ; rien ne les distingue des seigneurs polonais ; ils en ont le costume, le riche caftan oriental, le sabre courbe et le bonnet à aigrette ; le visage et la tête rase, sauf les longues moustaches, donne à quelques-uns une vague ressemblance avec les Tatars ; tous tiennent en main la boulava, la masse d’armes à clous d’argent ; leurs traits et leurs regards respirent la fierté du commandement. Les titulaires des grandes charges formaient à Batourine une petite cour ; Mazeppa avait créé pour son service personnel une compagnie de gardes du corps appelés serduques ; d’immenses richesses, patiemment acquises durant son hetmanat, lui permettaient ces façons opulentes. Un luxe brutal régnait