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fidèle durant trente années. Revenu en Ukraine, il passa chez Samoïlovitch, l’hetman soumis de la rive gauche. L’événement lui donna raison : Dorochenko, abandonné par ses alliés, livré au tsar, alla mourir interné dans le nord de la Russie. On comptait déjà deux anciens hetmans déportés en Sibérie ; ce fait laisse mesurer les progrès de la domination moscovite dans cette Ukraine où Bogdan Chmelnitzky lui avait donné accès. Les serres de l’aigle impériale s’appesantissaient chaque jour davantage sur le pays des Kosaks ; malgré les incessantes réclamations de ceux-ci, des voïévodes russes installaient leur autorité dans les grandes villes. A plusieurs reprises, on envoya Mazeppa négocier à Moscou ; le délégué de l’hetman mettait à profit ces voyages pour cultiver de précieuses amitiés. Sous la régence de la tsarine Sophie, il vit poindre la faveur de Galitzine et capta les bonnes grâces du tout-puissant boïar. Samoïlovitch, obscur fils de prêtre, était miné par les intrigues et les jalousies des colonels ; ses ennemis l’accusèrent d’avoir fait traîtreusement échouer la grande expédition russe contre la Crimée en 1687 ; Galitzine, qui la commandait en personne, revint par l’Ukraine et son orgueil humilié s’en prit à l’hetman ; il provoqua la déposition de Samoïlovitch. Un témoin de cet épisode nous en a laissé le récit, bien caractéristique de la vie kosake.

L’armée est campée sur les bords du Kolomak, non loin de Poltava. Une nuit, tandis que l’hetman écrit dans sa tente un mémoire justificatif, les colonels, d’intelligence avec Galitzine, placent des sentinelles sûres autour de la tente ; à minuit, Kotchoubey, écrivain-général, va demander les ordres du boïar moscovite. Dès l’aube, Samoïlovitch sort et se rend à l’église, aux matines ; les anciens l’attendent à la porte, n’osant pas troubler le service divin. Quand l’hetman reparaît, un colonel le saisit par la main et lui dit brutalement : « Va par un autre chemin ! » Samoïlovitch demande à parler aux généraux russes ; on l’assoit sur une mauvaise charrette, on place son fils, arrêté comme il fuyait hors du camp, sur un vieux cheval sans selle, et on les mène dans cet équipage à la tente de Galitzine. Le généralissime et ses lieutenans prennent place sur un rang de sièges : l’hetman comparaît devant eux, appuyé sur son bâton à pomme d’argent, le visage enveloppé de linges humides, car il souffrait de douleurs de tête. De l’autre côté se groupent ses accusateurs, les anciens et les colonels. Ils prennent tumultueusement la parole et demandent justice au représentant du tsar, chargeant leur hetman de mille méfaits, de tyrannie et de trahison. Le prévenu essaie de répondre : les colonels se jettent sur lui, étouffent sa voix, et les coups allaient suivre les injures, quand Galitzine ordonne d’emmener le coupable avec son fils. Le boïar prononce contre eux une sentence d’exil en Sibérie et la confiscation de leurs