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Après le drame privé, le troisième chant nous donne le drame historique, le châtiment du criminel, la victoire du tsar. Mazeppa lève le masque et rejoint le roi Charles XII : Pierre accourt, les armées se joignent, et le récit de la bataille de Poltava se déroule en vers d’un beau souffle épique ; malheureusement le thème n’est pas neuf ; le choix des détails nous fait souvenir des grands modèles homériques et virgiliens, mais c’est déjà trop qu’on doive se souvenir. Ce point culminant de l’action me plaît moins que ce qui précède. Après la défaite, Charles et Mazeppa fuient dans la steppe, côte à côte, abandonnés. Une nuit, l’hetman passe devant la maison déserte de Kotchoubey et se rappelle une autre course, une autre nuit, celle où il emportait sa fiancée ravie. Ainsi songeant, il s’endort au bord du Dnièpre ; une femme s’approche : le tour infiniment habile du récit laisse douter si c’est en rêve ou en réalité. Cette femme, on le devine, c’est Maria ; la triste apparition dit des paroles de folie, ne reconnaît pas le proscrit et s’enfuit loin de lui dans les ténèbres. Les deux vaincus disparaissent à leur tour au-delà des frontières de la patrie. — Tel est le squelette de ce poème de Poltava, qui ferme le cycle de poésie rattaché au nom de Mazeppa et ouvert jadis par les rhapsodes d’Ukraine. J’ai dit comment ils avaient fixé la légende bien avant nos poètes modernes. Pour des causes que la suite du récit fera comprendre, Mazeppa est durement traité par la complainte populaire ; dans ces compositions naïves, il tient le rôle du traître Ganelon dans notre cycle carlovingien. Le héros, le Roland des Kosaks, c’est le vaillant Paléï, toujours en lutte contre l’hetman. Mazeppa s’est emparé de lui par trahison et l’a fait exiler en Sibérie ; la chanson petite-russienne va l’y consoler. Écoutez la tristesse du Kosak, aussi simple, aussi grande peut-être que la douleur d’Achille, assis à l’écart près des flots blanchissans.


Paléï en Sibérie.

Le soleil se lève haut, il se couche bas : où languit maintenant le pane Sémion Paléï ? Le soleil se lève haut, il se couche bas : où erre le pane Sémion Paléï en Sibérie ?..

— Ah ! Tchoura, mon fidèle Tchoura ! Allons jusqu’à la chapelle, nous prierons Dieu. Je prierai Dieu et je saluerai les saints ; j’ai dépéri de chagrin, comme si j’étais déjà un vieux. Comme si j’étais déjà un vieux, je dois prier, pour que le Miséricordieux prenne en pitié mon âme pécheresse.

Tchoura lui jeta sur les épaules un caftan gris : il lui mit dans la main un bâton de sapin. Le pane Sémion Paléï s’en alla prier Dieu… mais il ne pria guère, il s’attrista…