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Mazeppa ? » Mais c’est une autre voix qui lui répond… O Dieu ! elle tressaille, elle regarde… sa mère est devant elle.

LA MÈRE.

Tais-toi, tais-toi, ne nous perds pas. La nuit, je me suis glissée jusqu’ici à la dérobée : je t’apporte mes larmes et une prière. C’est aujourd’hui le supplice. Seule tu peux adoucir les bourreaux. Sauve ton père !

LA FILLE.

Quel père ? Quel supplice ?

LA MÈRE.

Ignorerais-tu jusqu’à présent ?.. Non, tu ne vis pas dans un désert, tu vis dans le château de l’hetman ; tu dois connaître sa force redoutable, le châtiment qu’il tire de ses ennemis, la confiance du tsar en lui. Je le vois bien, tu renies ta triste famille pour Mazeppa ; je t’éveille en plein sommeil, tandis que s’exécute l’atroce sentence, qu’on lit l’arrêt, qu’on apprête pour ton père la hache[1]… Je le vois, nous sommes étrangères l’une à l’autre… Maria, ma fille, reviens à toi ! Cours, tombe à ses pieds, sauve ton père, sois notre ange. Ton regard liera les mains des assassins, pour toi elles laisseront échapper la hache. Presse, exige : l’hetman ne te refusera pas. Pour lui tu as oublié ton honneur, ta famille, ton Dieu…

LA FILLE.

Que m’arrive-t-il ? Mon père… Mazeppa… le supplice… ma mère ici, dans ce château, avec une prière… Non, ou je deviens folle, ou c’est un cauchemar.

LA MÈRE.

Non, non, il n’y a ici ni cauchemar ni rêves… Ne sais-tu donc pas que ton père furieux, ne pouvant supporter la honte de sa fille, affamé de vengeance, a dénoncé l’hetman au tsar ? Ne sais-tu pas que l’atroce torture l’a fait se démentir, s’accuser de complots et de calomnies honteuses et que, victime de sa loyauté téméraire, il a été livré à son ennemi pour mourir ? que devant toute l’armée kosake, — si la droite puissante du Seigneur ne le protège pas, — il doit être aujourd’hui même supplicié ? qu’il est là, enfin, dans un cachot de cette tour ?

  1. Mérimée observait judicieusement que le latin peut seul reproduire l’ordre et l’énergie de certaines phrases russes. Voici exactement le vers de Pouchkine, avec la gradation savante de ses quatre mots : Quando parata patri securis. On voit tomber la hache.