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violence et d’angoisse, comme le grand cadre de nature sereine où se meuvent les fureurs des hommes. Telle, dans les chefs-d’œuvre de la scène lyrique, la mélodie fondamentale erre sur toute la partition ; on l’entend chanter en sourdine sur les flûtes de l’orchestre, pendant les éclats de passion du récitatif et des chœurs. — Elle nous a introduit cette fois dans la prison où Kotchoubey attend le supplice, à quelques pas de la chambre où sa fille dort près de Mazeppa. Un séide de l’hetman, le farouche Orlik, vient tourmenter le vieux Kosak dans son cachot pour lui faire confesser le lieu où sont cachés ses trésors. — Mes trésors ? répond Kotchoubey, j’en avais trois ; mon honneur : vous me l’avez pris dans la chambre de torture ; ma fille : Mazeppa me l’a volée ; ma vengeance : et ce trésor-là, je le porte à Dieu. L’émissaire ne se paie pas de cette réponse et appelle le bourreau pour recommencer la question. À ce moment, Mazeppa, aux prises entre sa colère et son amour pour Maria, inquiet du coup qu’il va lui porter, s’échappe d’auprès d’elle et descend dans ses jardins ; je traduis sans rien passer : on jugera par ce morceau de la rapidité de l’action.

Tranquille est la nuit d’Ukraine, limpide est le ciel. Les astres brillent, l’air assoupi ne sait pas vaincre sa langueur. A peine tremblent les feuilles des peupliers argentés. Mais d’étranges pensées assombrissent l’âme de Mazeppa. Comme des yeux accusateurs, les étoiles de la nuit le regardent ironiquement ; comme des juges, les peupliers rapprochent leurs rangs, secouent lentement leurs têtes et murmurent entre eux ; l’ombre de la chaude nuit d’été l’oppresse comme les ténèbres d’un cachot.

Soudain… un faible cri… une sourde plainte, partie de la tour, semble-t-il, vient frapper son oreille. Est-ce une chimère de son imagination, l’appel d’un hibou, le glapissement d’un fauve ? Est-ce un gémissement de torturé ou quelque autre son ! Le vieillard ne peut maîtriser son trouble : au faible cri dont par vibre encore il répond par un autre, — par ce cri dont il assourdissait jadis les champs de bataille, dans l’ivresse du sang, quand avec Zabièly, avec Gamalièï, avec lui… avec ce même Kotchoubey… il galopait dans le feu de la mêlée.

La bande pourpre de l’aurore s’étend sur les nuages illuminés. Au loin brillent les vallées, les collines, les moissons, les crêtes des bois et les vagues du fleuve ; le bruit joyeux du matin s’élève, l’homme se réveille. — Maria respire doucement, encore enveloppée de sommeil ; elle entend au travers d’un vague rêve que quelqu’un s’approche et touche ses pieds. Elle s’éveille, mais aussitôt sa paupière se referme dans un sourire, sous l’éclat du rayon matinal. Maria tend les bras, et, d’une voix tendre, assoupie, elle murmure : « Est-ce toi,