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et de reproche ; elle répand des pleurs, l’encourage, lui arrache des sermens, et le sombre Kotchoubey jure.

Aidé par Iskra, son plus sûr ami, le malheureux père saisit quelques fils du complot ; un jeune Kosak, refusé jadis par Maria et toujours épris d’elle, s’offre à porter la dénonciation au tsar. La course du messager, la nuit, à travers la steppe, permet au poète de couper la trame sévère du récit en y introduisant une sorte de ballade, d’allure plus libre, où le vers galope avec le cavalier. Pierre, dans sa confiance aveugle, refuse de croire à la dénonciation et la renvoie à Mazeppa, en l’autorisant à châtier les calomniateurs à son gré. L’hetman frémit du péril qu’il a couru, proteste de sa loyauté auprès du tsar, et décrète le supplice des deux audacieux.

Ici commence le second chant, le morceau le plus achevé peut-être que la langue russe ait encore vu éclore dans la poésie de grand style. — Maria est dans les bras de son maître. Avec des câlineries d’amour, elle le presse de lui confier les pensées noires qui le tourmentent. Mazeppa, vaincu, s’ouvre en partie sur ses projets politiques ; puis, en proie à une lutte sourde, il demande brusquement à la jeune femme : « Qui t’est le plus cher, de ton père ou de ton époux ? Si l’un de nous deux devait périr et que tu fusses notre juge, qui condamnerais-tu ? » Maria s’effraie de ces étranges questions et le supplie de ne pas la torturer ; il insiste, impitoyable ; sans comprendre, elle lui répond qu’elle est toujours prête à tout sacrifier pour lui. Pendant que se joue ce drame intime.

Tranquille est la nuit d’Ukraine, limpide est le ciel. Les astres brillent. L’air assoupi ne sait pas vaincre sa langueur. A peine tremblent les feuilles des peupliers argentés. Là-haut, la lune sereine rayonne sur Biélo-Tserkof, éclairant le vieux château et les jardins des vaillans hetmans.

Ces vers, d’une forme exquise dans l’original, sont passés en proverbe dans toute la Russie du Sud. Ils peignent admirablement la beauté de ces nuits d’Ukraine, qui m’ont rappelé tant de fois les nuits d’Orient. Mais que vaudraient ici les commentaires ? Pour comprendre la poésie de ces mots, il faut avoir vécu dans la steppe, veillé dans son silence vierge, suivi les ombres frissonnantes des peupliers blancs sur les lentes rivières qui vont au Dnièpre. Il y a, dans la vieille byline russe du Livre bleu, un mot qui rend bien la solennité de ces belles ténèbres. « Pourquoi la nuit est-elle noire ? se demande le roi David : — La nuit est noire des pensées du Seigneur. » Le moine inconnu qui a écrit cela était un grand poète. Les vers de Pouchkine sont plus doux : ils reviendront interrompre l’action du drame, de loin en loin, coupant soudain les scènes de