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Si vous me demandez ce que fait l’Europe, je vous dirai que la Saxe joue aux osselets, que la Pologne mange du bœuf salé et des choux à périr ; le grand-duc a la gangrène dans le corps ; il ne saurait se résoudre à l’opération qui pourrait le guérir ; la France joue au plus fin et guette sa proie ; on tremble en Hollande ; on joue et on danse au Rheinsberg et Frédéric… » Ici, Algarotti s’interrompit et replia sa lettre en disant que la discrétion ne lui permettait pas d’en lire davantage. Aujourd’hui que la lettre est imprimée tout au long, nous savons pourquoi Algarotti fut si réservé. C’est que la lettre ne disait absolument rien des intentions de Frédéric, qui n’y parlait même pas de lui-même. Algarotti en fut quitte pour raconter qu’il avait conseillé au roi de prétendre à la couronne impériale pour arriver à la monarchie universelle ; à quoi le roi avait répondu en souriant : « C’est le conseil qu’Antoine a donné à César[1]. »

Tout finit, tout se sépare en ce monde, même les compagnies les plus gaies. La semaine écoulée, Voltaire dut revenir à Berlin, dans le logement qui, par les ordres du cardinal, lui était préparé à l’hôtel de la légation de France. Valori, qui l’y reçut, le trouva assez déconfit. Outre le dépit qu’il éprouvait de compromettre sa réputation naissante de diplomate en revenant les mains vides, il paraissait avoir encore une autre cause de déplaisir qu’il n’expliquait pas. « M. de Voltaire est de retour, écrivait Valori le 29 novembre, et va repartir pour Bruxelles. Le principal objet de son voyage a été les affaires qui regardent l’impression de l’Anti-Machiavel… (c’est là apparemment ce que Voltaire voulut qu’on crût). J’ai lieu de croire que le roi et lui se sont séparés peu contens l’un de l’autre ; je crois même que l’intérêt pécuniaire a quelque part à ce mutuel mécontentement. Il pourrait bien y avoir entre eux querelle d’auteur, et l’imprimeur y est pour quelque chose. Joignez-y une rivalité de vers, une trop grande sincérité dans les jugemens qu’en porte M. de Voltaire, parlant au roi même, et vous n’aurez pas-de peine à penser qu’ils sont peu faits pour vivre ensemble., Le roi de Prusse court après toutes les gloires, mais rien ne l’arrête autant que l’économie[2]. »

Valori, plus fin sous sa grosse et gauche enveloppe qu’il n’en avait l’air, avait deviné juste. Il y avait bien eu à la dernière heure un différend entre le roi et le poète, et le motif en était bien pécuniaire. Seulement les exigences de l’imprimeur n’y étaient pour

  1. Valori à Amelot, 5 et 19 novembre 1740. La lettre de Frédéric à Algarotti a été insérée déjà dans la Correspondance générale de Frédéric, elle est conçue dans des termes un peu différens de ceux que Valori emploie en la rapportant.
  2. Valori à Amelot 29 novembre 1740. Dans une dépêche précédente, Valori disait déjà : « Le roi ne goûte pas ses façons trop libres ; il a passé du ton d’adoration au familier, quasi au peu respectueux, en trop peu de temps. »