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marquis de Beauvau, chargé par Louis XV de complimenter à son tour le jeune roi sur son avènement. L’autre ne fut pas moins que Voltaire lui-même, invité dès l’été précédent à venir à Berlin et qui se disposait à s’y rendre, au grand désespoir de la tendre et docte Emilie. En réalité, ce fut le grand écrivain qui vint offrir ses services, par une démarche d’autant plus significative qu’après avoir été longtemps en grâce auprès de Fleury, il était maintenant en délicatesse avec lui. On sait que ce fut la destinée constante de Voltaire, pendant sa longue existence, d’être tour à tour choyé et redouté par Louis XV et tous ses ministres ; à la fois gentilhomme de la chambre à Versailles et exilé à Ferney ; et lui-même tantôt bravant, tantôt adulant, suivant l’occurrence, les puissans du jour. Ce qui le ramenait presque toujours dans les antichambres ministérielles, après des intervalles de bouderie ou de défaveur, c’était son goût pour les missions confidentielles qui pouvaient lui ménager des tête-à-tête avec les souverains. Dans la circonstance présente, il s’était mis mal avec Fleury, parce qu’après lui avoir promis d’écrire un pamphlet en faveur des jésuites et contre les jansénistes, il n’avait pas tenu parole et avait laissé à moitié l’œuvre déjà commencée de ces Provinciales à rebours. Mais la disgrâce lui pesait déjà, et comme il n’était guère admis, en ce temps-là, qu’un Français de distinction pût se rendre sans permission auprès d’un souverain étranger, ce fut à Fleury qu’il adressa sa demande d’autorisation dans une lettre flatteuse. Il s’y plaignait presque tendrement d’avoir été aimé du prélat et de ne l’être plus. En même temps, il lui envoyait un exemplaire de l’Anti-Machiavel, qui venait de paraître, sans lui nommer l’auteur, que tout le monde connaissait. De là l’occasion était naturelle pour insinuer qu’il serait heureux de mettre au service du roi l’affection dont l’honorait Frédéric, et afin de lever tous les scrupules professionnels qui pouvaient gêner ses rapports avec un évêque, il trouvait moyen, je ne sais comment, en finissant, de parler de son respect pour la religion et du tort qu’on lui faisait d’en douter[1].

Le rusé vieillard comprit l’offre détournée qui lui était faite et se garda de paraître trop pressé de l’accepter. Il n’y employa pas moins de deux lettres écrites successivement à deux jours d’intervalle, véritables chefs-d’œuvre de ce que les mémoires contemporains, dont j’ai déjà parlé, appellent la gentillesse et l’onction de son style.

La première le morigénait sur un ton qui rendait les reproches plus flatteurs que des caresses : « Vous me feriez tort, monsieur, disait-il, si vous aviez pu penser que je vous à le jamais voulu le plus léger mal ; je n’ai été fâché que de celui que vous vous faisiez à

  1. Cette lettre de Voltaire n’a pas été retrouvée.