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majesté de lui accorder la libération de son neveu. Ce neveu était un grand garçon de 5 pieds 8 pouces qui, voyageant en Allemagne, avait été saisi et enrôlé de force, en raison de sa haute stature, dans les grenadiers de la garde du feu roi Guillaume. Comme Frédéric se débattait en disant à l’homme qu’il était fou et pressait le pas pour lui échapper, celui-ci tira de sa poche et lui fit voir une médaille à son effigie, distribuée à Berlin le jour de son couronnement. Frédéric alors lui mit brusquement la main sur la bouche et lui promit tout ce qu’il voudrait pourvu qu’il gardât le silence. L’autre promit tout et naturellement alla tout conter au cabinet du gouverneur. Il y rencontra deux soldats, déserteurs de l’armée prussienne, qu’on avait mis aux aguets dans le voisinage du Corbeau et qui venaient rendre le même témoignage.

Averti de la vérité avant que ses convives l’eussent quitté, le maréchal, au moment de les laisser partir, en prit un à part et le pria de faire savoir au comte Dufour qu’il était reconnu et qu’on était prêt à lui rendre tous les honneurs dus à son rang, s’il le trouvait bon, comme à ne rien dire, si mieux lui convenait. En réponse, le roi lui fit dire qu’il allait venir et demandait à être reçu en particulier.

Comment se passa l’entretien ? Frédéric, très ennuyé d’être découvert et un peu confus de s’y être exposé, témoigna-t-il une mauvaise humeur qui embarrassa le maréchal ? Le maréchal le reçut-il avec un étalage de politesses et de salutations qui achevèrent de le trahir aux yeux des domestiques ? Avait-il mis pour le recevoir tous ses ordres et son habit de cérémonie ? Profita-t-il avec peu de tact de la circonstance pour parler de politique et rappeler qu’étant ambassadeur auprès du roi, d’Angleterre, il avait rencontré le feu roi de Prusse à Hanovre et signé même avec lui une convention diplomatique ? Mit-il la conversation sur le militaire et en prit-il occasion pour rappeler les succès qu’il venait de remporter lui-même en Italie, dans une campagne où la Prusse avait pris parti pour l’Autriche ? C’est ce qu’il est difficile de savoir, vu que l’entrevue n’eut d’autres témoins que deux aides de camp de Frédéric. Toujours est-il que le roi sortit, au bout de très peu de temps, plus maussade qu’il n’était entré, saluant sèchement la maréchale, qui insista pour lui être présentée et promettant d’assez mauvaise grâce de revenir souper pour aller ensuite à la comédie.

On lui donna, sur sa demande, un officier pour le conduire à la citadelle. Entre temps, la nouvelle s’était ébruitée, et à la porte de l’hôtel, il trouva une foule assemblée qui lui fit cortège jusqu’aux remparts. Il visita tout, canons, arsenal, fortifications, se fit tout expliquer dans le dernier détail ; puis rentré à son auberge, il demanda des chevaux de poste, adressa au maréchal un billet d’excuse très peu poli et partit à la brune avec moins de façon encore