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à l’autre : résultat naturel de l’étrange caprice de la fortune qui remettait la destinée de deux grands royaumes à deux choses aussi incertaines que la fermeté d’âme d’une femme et la sincérité d’un philosophe.

Le philosophe fut le premier que la destinée mit à l’épreuve en l’appelant à régner. Le 31 mai 1740, le vieux Frédéric-Guillaume expirait après une longue agonie, et son fils sortait de sa retraite pour lui succéder. Si ce jour-là le prince royal n’avait encore pensé à rien, il est certain que le lendemain le nouveau roi se trouva prêt à tout. Finances, administration, armée, diplomatie, ou il avait tout médité ou tout lui fut révélé d’un coup d’œil. Il n’avait pas régné vingt-quatre heures que tous, anciens conseillers ou nouveaux favoris, savaient déjà à ne pas s’y méprendre qu’ils n’avaient à se prévaloir ni ceux-ci de leurs anciens services politiques, ni ceux-là de leur confidences littéraires, mais tous à servir un maître qui entendait les employer, les uns comme les autres, à des desseins arrêtés dont il gardait le secret. Ce fut un coup de théâtre qui causa plus d’une déception et qu’un écrivain éminent, Macaulay, a cru pouvoir comparer à la fameuse scène de Shakspeare où le prince de Galles, devenu Henri V, congédie ses compagnons de débauche. Cette assimilation manque d’exactitude : Voltaire n’avait rien de Falstaff, les hôtes du Rheinsberg ne ressemblaient pas à une grossière bande de viveurs, et Frédéric ne congédia personne. Ce qui caractérisa, au contraire, sa conduite dans cette prise de possession du pouvoir, c’est que, conservant à peu près toutes les traditions et surtout tous les résultats de la politique paternelle, ne corrigeant que ce qu’ils avaient de violent et d’excentrique, il sut leur imprimer à l’instant le cachet de son originalité propre.

D’une part, il maintenait tous les ministres en activité ; non-seulement il ne licenciait pas un soldat, mais il accroissait l’effectif de ses troupes en attachant seulement plus de prix à la valeur et au nombre des hommes qu’à leur taille. Ceux de ses amis qui avaient compté sur des largesses pécuniaires eurent le chagrin d’apprendre que, s’il savait mieux dépenser, il comptait pourtant tout aussi bien que son père et ne tiendrait pas moins serrées que lui les clés du trésor. Mais en même temps rien n’indiqua ni qu’il dît adieu ni seulement qu’il fît trêve à aucune de ses préoccupations de la veille. Soit que, par l’instinct du génie, il devinât l’action nouvelle qu’allaient exercer sur le monde la philosophie et les lettres, soit que, comme tous les hommes destinés à agir sur leurs contemporains, il partageât lui-même leurs passions et leurs tendances, il n’eut garde d’éloigner de lui, même un jour, ces puissances naissantes ; loin de là, il sembla prendre soin de les enchaîner plus que jamais à son service, décidé à se faire suivre d’elles partout, même sur le champ