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sans faire beaucoup de différence entre les œuvres vraiment belles et les plus médiocres de cet homme de génie, et en mettant couramment la Henriade au niveau d’Homère.

Une petite société s’était formée autour de lui, dans sa retraite de Rheinsberg (petit château dont il avait transformé le nom en celui plus classique de Remusberg). Tous y menaient, à son exemple, à la fois studieuse et joyeuse vie, associant le culte des muses à des plaisirs discrets. La compagnie était composée de personnes dont le rang et la qualité ne pouvaient donner d’ombrage à la politique la plus soupçonneuse. C’étaient des savans modestes, des officiers d’un grade inférieur. On y causait de tout, même de la politique idéale et abstraite, à la mode d’Aristote et de Platon, des meilleures formes ou des meilleures conditions de gouvernement possibles. La seule chose dont il était interdit de parler, c’était de la politique du jour et surtout de celle du lendemain. « En honneur, écrivait le prince au ministre Grumkow, je puis vous assurer que je vis comme si le roi était immortel, et je veux mourir sur l’heure si je me suis formé un plan pour l’exécuter après sa mort[1]. » L’étude, en un mot, l’étude seule semblait absorber toute l’activité d’une intelligence refoulée dans son premier essor par une main despotique et écartée de toute autre voie.

Cette recherche passionnée de la vérité et de l’art était-elle l’expression d’un sentiment bien sincère, ou n’était-ce que la distraction et le déguisement d’une ambition contenue ? Le prince ne recherchait-il, en réalité, d’autre conquête que celle de la science et ne se préparait-il à d’autres combats qu’à ceux du raisonnement ? C’est sur quoi on discourait autour de lui de façons fort diverses et les connaisseurs étaient partagés. Les gens de lettres, à qui l’amour-propre rend l’illusion facile, tout entiers au charme et à l’orgueil de trouver un collaborateur de si haut parage, célébraient à l’envi le Marc Aurèle ressuscité avec qui la philosophie allait monter sur le trône. Le plus célèbre et le moins crédule, — j’ai nommé Voltaire, — paraît avoir, comme un autre, partagé cet entraînement. Vingt ans après, à la vérité, désenchanté par l’expérience, Voltaire a parlé des premiers jours de cette amitié royale d’un ton leste et dégagé qui ferait croire que, de bonne heure, il s’était mis en garde contre leur séduction. « Le prince héréditaire employait, dit-il dans ses Mémoires, ses loisirs à écrire aux gens de lettres de France qui étaient un peu connus dans le monde. Le principal fardeau tomba sur moi. C’étaient des lettres en vers, des traités de métaphysique, d’histoire et de politique. Il me traitait d’homme divin : je le traitais de Salomon,

  1. Œuvres de Frédéric le Grand, publiées en 1850, t. XVI, p. 95. — Correspondance générale (Lettre à M. de Grumkow, 1732.)