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duché de Lorraine : inclination d’autant plus naturelle qu’elle avait le plein agrément de l’empereur son père. Mais l’approbation n’était partagée ni par les diplomates ni par les politiques du conseil aulique. Le prince avait le tort d’être, comme le petit peuple qu’il était appelé à gouverner, plus Français qu’Allemand, ce qui, par une singulière coïncidence, excitait contre son élévation possible autant de méfiance en France qu’en Allemagne. Au-delà du Rhin, on lui trouvait trop peu de sang germanique pour ceindre la couronne de Charlemagne. À Versailles, on ne pouvait souffrir de voir annexer à l’empire, par un lien aussi intime, une province comme la Lorraine, enclavée dans les limites de la France et qui tenait la clé de nos frontières. Pour surmonter tant de résistances, le duc de Lorraine dut enfin abandonner, bien à regret, à la France des possessions patrimoniales où sa famille était adorée pour recevoir en échange le grand-duché de Toscane, où il ne devait exercer qu’une domination nominale et passagère.

La princesse présida elle-même à la transaction, mettant autant d’ardeur à défendre son choix que de sagacité à comprendre et de fermeté à résoudre les difficultés politiques qui s’y opposaient. Un diplomate éprouvé, le ministre d’Angleterre, M. Robinson (à qui l’alliance projetée ne plaisait nullement, mais qui se voyait forcé de céder comme les autres), en témoignait son étonnement dans des dépêches confidentielles. « Cette princesse, disait-il, a vraiment l’esprit très élevé : elle raisonne déjà ; les malheurs de son père la touchent comme les siens propres,.. et elle est si bien faite pour régner qu’on voit déjà qu’elle ne le regarde que comme l’administrateur des états qui lui appartiennent. Mais si le jour elle montre cette hauteur de sentimens (that lofty humour), la nuit elle ne fait que soupirer pour son duc de Lorraine. Si elle dort, c’est pour rêver à lui ; si elle veille, c’est pour parler de lui à la dame qui lui tient compagnie. On peut être certain qu’elle ne renoncera jamais ni au gouvernement ni au mari qu’elle croit faits pour elle, pas plus qu’elle ne pardonnerait à celui qui les lui ferait perdre[1]. »

Le mariage une fois conclu, la nouvelle grande-duchesse prit à l’égard de l’époux, qui n’était son égal ni pour le rang ni pour l’intelligence, l’attitude de la femme la plus dévouée, la plus soumise et presque la plus humble. « Donnez-moi de vos nouvelles, lui écrivait-elle pendant une courte absence ; loin de vous, je ne suis qu’une pauvre chienne. » On en voudrait à M. d’Arneth de produire au jour, même après cent ans écoulés, ces enfantillages de la tendresse conjugale s’il n’y trouvait l’occasion de mettre en

  1. Coxe, Histoire de la maison d’Autriche, t. IV, chap. XCI.