Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/24

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et roulant dans ton cœur mille choses lointaines
À raconter, le soir, près du foyer vermeil.

Les lettres de Flaubert étaient tristes ; il se plaignait de tout ; de sa santé, dont les soubresauts violens lui laissaient peu de quiétude ; de Rouen, qui lui déplaisait ; de la pluie qui tombait ; de la Tentation de saint Antoine, qui lui donnait grand mal ; de la vie qu’il entrevoyait dans l’avenir, vie dénuée, close, sans horizon, sans ouverture, et toujours il terminait en disant : « Que tu es heureux ! » Louis de Cormenin, de son côté, n’avait pas des idées beaucoup plus gaies : ses déceptions politiques le rendaient morose, et il préparait déjà sa candidature pour les élections générales de 1849. Il me demandait ce que je pensais de telle discussion qui avait remué l’assemblée nationale, et je n’osais lui avouer que je n’avais pas ouvert un journal depuis mon départ de Paris.

Quand je revins en France, dans les derniers jours du mois de novembre 1848, je fus très surpris du changement qui s’y était opéré pendant mon absence. Lors de mon départ, le général Cavaignac était un grand homme, un sauveur. — « Ah ! sans lui, nous étions perdus ! » — À mon retour, il n’en était plus ainsi ; la girouette française avait tourné ; « Cavaignac est un révolutionnaire comme les autres ! » — C’est là tout ce que l’on put répondre à mes questions. La foule s’empressait au théâtre du Vaudeville pour applaudir un pamphlet en cinq actes intitulé : la Propriété, c’est le vol, où Virginie Octave, une actrice charmante, représentait Ève dans un costume presque historique. On y jouait au vif Proudhon, Crémieux, Jules Favre ; bientôt, dans la Foire aux idées, on allait mettre en scène Marrast, Ledru-Rollin et bien d’autres. Cette fois, et résolument « la réaction relevait la tête ; » les auteurs invoquaient l’exemple d’Aristophane, et, cependant, entre Aristophane et eux, il n’y eut jamais rien de commun. L’élection présidentielle préoccupait les esprits et chacun s’agitait à l’avance. Avouerai-je que, le 10 décembre 1848, alors que les électeurs s’empressaient dans les salles de vote, Flaubert, Bouilhet et moi, nous étions à Rouen, au coin du feu, lisant les Amours d’Hippolyte, de Philippe Desportes, nous extasiant sur le sonnet d’Icare et ayant complètement oublié que nous avions des devoirs à remplir[1] ?

César ou Brutus, que nous importait ? Nous ne trouvions rien en nous qui s’intéressât à la politique, et en réalité nous étions forclos à tout ce qui n’était pas les choses d’art et de la littérature. Je ne sais si nous étions coupables, mais nous étions de bonne foi, et cela

  1. Scrutin du 10 décembre 1848. Suffrages exprimés : 7,327,345. Napoléon Bonaparte, 5,434,226 ; Cavaignac, 1,448,107 ; Ledru-Rollin, 370,119 ; Raspail, 36,920 ; Lamartine, 17,910 ; Changarnier, 4,790. Voix perdues, 12,600.